Des nouvelles de la péninsule, sous le soleil troublant du basilic.

Dans ce recueil, les nouvelles explorent les frontières du visible et de l’invisible, du réel et de l’intangible, à travers des histoires où les lieux, les objets et les rencontres deviennent les témoins d’une humanité vacillante. Des ruelles de Pigalle aux rivages de la Calabre, d’un étang mystérieux à un atelier oublié, chaque récit plonge le lecteur dans des univers riches en atmosphères, où les détails sensoriels s’entrelacent avec les drames intimes et les énigmes troublantes.
Qu’il s’agisse d’un philosophe au crépuscule de sa vie, d’un naufragé confronté à l’immensité de la mer, ou d’un sculpteur hanté par un amour ancien, ces nouvelles posent une question essentielle : comment le passé, les lieux et les objets que nous portons en nous façonnent-ils nos choix, nos regrets et nos désirs ?
Un voyage littéraire empreint de mystère, de poésie et d’une douce mélancolie, où chaque histoire murmure une vérité subtile sur l’âme humaine et son rapport au temps.
Sommaire
Chagrin de sable
Rivages toscans
Une vie sans vie
Ex libris
Gênes
L’âme en laisse
La médecine de l’âme
L’aidant de la mer
Granelli di nostaligia
Le sculpteur de mots
Carpe diem
La mot d’Eusebio Salvini
Un Italien à Paris
Amour de vieillesse

Chagrin de sable
Un plagiste de Sanremo croise une star. Entre espoirs et regrets, une rencontre éphémère se noie dans les vagues du destin.

Août superpose ici, toutes les couches sociales. La plage est un millefeuille de serviettes de bain, nappées de crème solaire. Cet été-là, sur un transat des Bains Paradiso, viendrait s’allonger celle qui aurait pu changer ma vie. Mais le sort en décida autrement. Depuis, lorsque je foule le sable de Sanremo, mon cœur va se perdre au large de la mer azur, banni par le souffle des regrets.
J’ai 34 ans. Depuis l’adolescence, je travaille l’été dans cette station balnéaire. Je suis plagiste. Mon nom est Tommaso Verati, mais on m’appelle Tom. Je suis rattaché au Miramare Palace.
Durant la saison, tout est réglé au cordeau pour les prestigieux estivants qui descendent à l’hôtel. La matinée, je suis affecté à la réception, et donne un coup de main, selon les besoins de renforts. L’après-midi, après le service du restaurant de plage, je suis responsable des transats. J’aime bien cette vie. Je côtoie du beau monde. Les gens viennent se détendre. Ils ont la vie facile, et c’est un peu grâce à moi. C’est comme ça, qu’un matin, j’ai fait sa connaissance.
Elle a débarqué en illuminant le hall de son aura de star, suivie de Cesare, le bagagiste, en prise avec l’équilibre de son chariot doré. Elle m’a à peine regardé ; à peine parlé. Nous savions tous qui elle était. Lui demander l’aurait offensée. J’ai pris la clef de sa suite, et l’ai guidé jusqu’à l’ascenseur. Le groom, a pris le relais pour l’acheminer dans les étages. Et c’est entre les portes qui coulissaient, que nos regards se sont vraiment croisés. Elle m’a souri avec la distance qui convenait. La distance qui nous séparait.
Son séjour de ne durerait que trois jours. Le patron du Miramare nous avait réunis la veille, pour insister sur la qualité des prestations. Si des personnalités fréquentaient régulièrement le palace, la présence de l’actrice était exceptionnelle. C’est la production de son dernier long-métrage qui l’amenait ici. Demain, certains extérieurs seraient tournés sur notre plage. Puis elle repartirait vers les studios de Los Angeles.
J’étais en train de louvoyer entre les tables, quand elle se présenta pour déjeuner. Dans un murmure généralisé, elle rejoignit la table qui lui était réservée, un peu à l’écart. Elle fit mine d’ignorer la salle, en fixant son portable, puis s’assit avec élégance. On est star où on ne l’est pas ! Je la rejoignis pour prendre sa commande.
– «Mais vous êtes partout, on dirait. » Me taquina-t-elle. Elle prit la carte et commanda notre vitello tonnato avec un verre de Colli di Luni.
Le repas fut vite expédié. Lorsqu’elle quitta l’établissement, elle me remit avec discrétion un large pourboire, et me lança, mutine : « Alors, à bientôt Tom. »
Elle regagna l’hôtel pour des échanges avec l’équipe de tournage. En toute fin d’après-midi, un appel nous signifia la venue de l’actrice sur la plage. En arrivant, elle m’interpella ; amusée de me voir dans ce nouveau rôle de plagiste.
– « Décidément, vous semblez indispensable ici ? Avez-vous un emplacement discret ? »
Je savais précisément ce qui lui fallait, et aménageais son confort pour une séquence de farniente. J’allais prendre congé quand elle me demanda de rester.
– « Accepteriez-vous de me faire la conversation ? Parlez-moi de votre Italie. »
À cette heure, l’activité était résiduelle ; le reste pouvait attendre. Nous avons bavardé jusque tard dans la soirée. Moi, racontant la vie des gens d’ici, truffée d’anecdotes hôtelières, et elle, un peu sur la réserve, n’évoquant que des aspects assez personnels cependant, et sans jamais parler de son métier, ou de son statut d’icône. Après un long moment, elle prit son téléphone, avisa l’heure tardive, se leva pour passer un appel, puis revint vers moi, planté dans le sable, tel un piquet de parasol.
Le charme opérait, et pas seulement le sien. Je ne m’en rendais pas compte, mais si j’avais su lire dans sa façon d’être, j’aurais pu y déceler quelques marques d’intérêt pour ce que je racontais, et surtout au-delà. Mais cette grammaire n’était pas la mienne. Ce n’est que lorsqu’elle me demanda si je connaissais un endroit typique pour dîner, que je compris qu’elle s’intéressait à la Ligurie profonde, et à certains de ses autochtones. Nous regagnâmes chacun nos pénates, après avoir convenu d’un rendez-vous à vingt heures dans le parc.
La sympathie qu’elle déniait me témoigner me flattait autant qu’elle me terrifiait. Mais au sortir du couvert des palmiers, quand nous prîmes la promenade vers la jetée, une fierté secrète me réchauffa. A nous balader ainsi entre les vagues sombres et les lumières des établissements de jeux, nous en avions oublié le dîner. Elle me le fit comprendre poliment. Après avoir rebroussé chemin, parvenus près du hall, nous avons affronté le délicat moment de la séparation. De son intensité dépendrait la prochaine étape de notre relation naissance. Prendrait-elle cette parenthèse comme une glace dévorée sur la plage, ou se laisserait-elle guidée vers un sentiment envisageable ? Une lascive poignée de main, conclut la soirée. Ce contact intime et prolongé, nous rapprochait davantage que si nous nous étions embrassés.
La nuit, pour moi, ne fut qu’une longue traînée de pensées délicieuses. Au matin, j’étais sur le pont encore plus tôt que d’habitude. Je la guettais. J’avais un besoin irrépressible de la voir. Mais quand elle débarqua à la réception, elle était entourée de techniciens. La petite troupe agitée l’enveloppa jusqu’au lieu de tournage, sans même que je puisse croiser son regard. La journée ne me livra que de la frustration. Nul espace ne se présenta, pour un contact avec la star, qu’elle incarnait aujourd’hui sous les projecteurs.
Cette seconde nuit fut beaucoup moins envoûtante. La réalité réapparaissait dans tout ce qui nous séparait, au fond. Je n’étais qu’une passade bien prétentieuse d’avoir envisagé autre chose, que cette misérable qualité. Mais bon. Ce qui s’était passé resterait mémorable, dans une existence comme la mienne. Pourtant, le matin du dernier jour de sa présence au Miramare, je ressentais le besoin d’en être convaincu. Un fol espoir qui ne masquait pas les risques de désillusions. Je savais que les scènes qu’elle jouait s’achevaient en début d’après-midi.
Pendant que je servais les clients, je lorgnais sur l’espace de plage privatisé pour le film. La Méditerranée charriait une brise légère. Peu concentré, je faillis renverser un plat de spécialité marine. Et en le considérant, cela m’amusa de me comparer à cette insignifiante feuille de basilic, qui décorait un divin consommé de langoustines.
Une fois les tables débarrassées, le patron m’affranchit de ce qui restait à faire. Il avait bien perçu ma curiosité. Une telle animation ne se produisait pas tous les jours aux Bagni Paradiso. Je m’élançais alors, avec une fougue irraisonnée. Mais un massif cordon de sécurité opacifiait de ses carrures, toute ambition de voir ce qui se passait par-delà. Ma bonne mine, qui transpirait d’innocence, me servit de passe pour me rapprocher à bonne distance. Les scènes étaient déjà en boite, et l’actrice assaillie par des journalistes. Le vent forçait en bord de flots.
Soudain, elle m’aperçut, et de loin, me fit comprendre avec complicité, qu’elle ne pouvait venir à moi. C’était une sirène, prise dans le filet de ses obligations professionnelles. Après un long moment, tout ce petit monde replia le matériel, et en meute, partit par une issue dissimulée par des palissades. Je la devinai comme entraînée malgré elle, fuyant la foule, sous la protection de sa garde rapprochée. Un profond désespoir m’envahit de sa tristesse amère. Avant qu’elle ne disparaisse à tout jamais dans le convoi qui l’attendait, je la vis brusquement faire un écart éclair, et en me regardant furtivement, écrire quelque chose, pour moi, dans le sable humide. Puis elle s’éclipsa.
Dès que l’accès fut permis, je me mis à courir, frénétique, vers le bord de mer où elle avait laissé sa trace. Le souffle du vent s’amplifiait. J’avais peu de temps avant que les vagues gonflées ne dévorent l’inscription. Mais au moment même où je touchais au but, une rafale marine souleva plage et coquillages. Le sable m’envahit les yeux, me rendant incapable de lire quoi que ce soit. Avec douleur, je tentais de déchiffrer ces signes rendus flous, les paupières collées de larmes par ces maudits grains de sable qui m’irritaient.
Je ne pus que distinguer l’écume, qui telle une mousse éthérée, grignotait le message d’une vie. Une vague qui noyait mes espoirs. A tout jamais.


Rivages toscans
Un jeune écrivain en herbe rencontre Giovani Sanzio, qui lui enseigne que l’inspiration naît de la patience et de l’imprévu, loin des artifices.

Il fallait passer Barberino, et se fier à l’alignement de pins sur la colline, pour arriver à la villa. Une fois la voiture garée en contrebas dans le chemin, il était de coutume, semble-t-il, de gagner la résidence à pied. La sérénité du maître de maison l’exigeait. Ici, vivait Giovani Sanzio, l’écrivain. Familier des lieux, Sandro, un ami de mon père, me guidait dans les recoins savamment aménagés de la propriété. Dans une combinaison habile des perspectives, chaque point de vue sur le coteau de vignes, chaque retour de maçonnerie, chaque rangée de cyprès, se dotait d’un banc, d’une chaise ou d’un fauteuil de jonc. J’imaginais le romancier, assis là, ou encore ici, carnet en main, pendant les heures les moins chaudes de la journée. D’ailleurs, j’étais là pour ça. Comprendre les ressorts de l’écriture, percer les secrets de la création littéraire. Car si avoir une intime vocation était une chose, à 16 ans passés, je devais tout apprendre du métier d’écrivain.
Les présentations expédiées, Sandro nous laissa seuls. Il repasserait me chercher dans deux heures. Cet espace de temps, volé à l’agenda du maître, était exceptionnel, pour moi certes, mais de façon générale. Car Sanzio, auréolé de prix prestigieux, s’était retiré de l’intelligentsia florentine. Une mise au vert toscane, transhumant la nécessité de se tenir à distance de la pression des éditeurs, et des flatteurs en tous genres.
Je n’avais pas vraiment l’impression que le rendez-vous était préparé. Je m’attendais à ce que l’auteur me fasse visiter sa bibliothèque, pénétrer son bureau, apercevoir son manuscrit en cours. J’avais rêvé de ce moment fantasmé. C’eut été comme assister à un accouchement ; porter son regard voyeur sur un entrejambe de douleur et de beauté. Mais il n’en fut rien. Sanzio vaquait à ses occupations ordinaires, sans porter plus d’égard que cela, à ma présence intimidée.
Le bâtiment principal comportait trois terrasses. Et mon hôte passait de l’une à l’autre pour des prétextes divers, en m’entraînant, discret, dans son sillage. Le quotidien de l’écrivain regorgeait de banals objets. Rien de sublime dans cette tasse ébréchée, abandonnée sur un muret, ce stylo bon marché cherchant son capuchon, ou encore cette paire de sabots de jardin jetée négligemment sur le seuil de la loggia. Au bout d’un moment, il me proposa de nous asseoir à l’ombre d’un arc de briques. Nous bûmes en silence une orangeade bienvenue. Chacun regardant le lointain, en sirotant ses pensées. Ses paroles ne disaient rien. Par politesse, il récupéra deux trois informations sur moi ; et me parla plutôt de Sandro et de mon père. Il m’expliqua rester là souvent, face à l’horizon, à contempler le vague, la brume de chaleur au loin qui dissout tout détails de vie humaine ou pastorale. Cela ne faisait pas un roman, me dis-je intérieurement, en toisant ce lointain indistinct et sans vie.
Il m’entraîna par la suite au-dehors. Il avait coutume de marcher un peu dans le jardin, avant le petit-déjeuner. Car, d’une ascèse qui ne disait pas son nom, l’écrivain ne prenait qu’un jus de fruit en matinée, se réservant une solide collation pour l’heure de midi. Était-ce cette maîtrise du corps qui assurait à l’esprit, une capacité d’ouverture à la création ? Je devais lire entre les lignes de son comportement. J’avais bien compris qu’il ne lâcherait aucune démonstration érudite, ne distillerait aucun conseil précis. Nous cheminions côte à côte, échangeant de brefs sourires qui ponctuaient la contemplation des massifs odorants, des jeunes pousses de l’année, des herbes indisciplinées qu’un jardinier viendrait dompter, plus tard. Cette nature maîtrisée, conquise sur la colline essartée il y a des siècles par des civilisations antiques, était-elle le théâtre idéal pour laisser libre court aux improvisations ?
Quand la portière claqua, Giovani s’arrêta. Sandro serait à nos côtés dans quelques minutes. En me saluant avec un brin de tendresse sur ma jeunesse et mes illusions, il m’adressa ces quelques paroles :
« Tu sais, Alberto, le décorum, le bureau, les paysages, l’alimentation, l’exercice physique…Toutes ces choses ne font rien à l’affaire. » Il semblait vouloir répondre d’un coup à toutes les interrogations muettes que je m’étais faites au cours de la matinée. Ses mots reprenaient mes questions une à une, en les enfilant comme les perles d’un collier de noviciat.
« L’inspiration vient comme par bouffées, sans raisons apparentes, plus ou moins sucrées, plus ou moins amères. Je ne crains pas la page blanche. Elle m’amuse. Je suis un pêcheur à pied, un quêteur de l’estran. C’est comme si la mer de la littérature, s’était retirée, dévoilant une dentelle de platitudes à conquérir. Un défi. Mieux : un jeu. Et on progresse, botté de ses pensées, attendant que l’encre remonte par maints petits filets entre les cailloux, pour recouvrir la page. Il faut être patient. Mais bientôt, l’encre montante aura recouvert de ses mots, l’ensemble de la feuille. Sur l’onde, elle formera des crêtes plus ou moins tempétueuses, plus ou moins plates ; des vaguelettes charriant mes émotions, comme le plancton de mes pensées. Et les embruns mêleront le souffle de la réalité, aux alizés de l’imaginaire, poussant la voile des lecteurs vers des territoires incertains. » Ces propos s’évanouirent dans la brise du jardin, quand Sandro nous rejoignit. Un dernier salut, un ultime remerciement et Sanzio disparut dans le dédale végétal.
Dans la voiture qui me ramenait, je fermais les yeux. Et durant le trajet jusqu’à Florence, la Toscane n’existait plus. De part et d’autre, je percevais d’immenses espaces d’algues et de rochers. Et par les fenêtres ouvertes sur l’été, sur ces routes de sécheresse, il me semblait sentir l’iode rassurante d’une mer lointaine, qui un jour me submergerait.


Une vie sans vie
Une femme immortelle observe le monde et les générations se succéder, impuissante face à l’écoulement du temps. Elle trouve un lien avec sa fille, espérant que leur amour transcende la mort.
Nouvelle primée 2023 Châteauneuf sur Sarthe

Je ne sais plus comment je l’ai su. C’est venu à l’adolescence, avec tout le fatras des confusions identitaires. Dès lors, cette évidence irradia à jamais mon corps et mon esprit : je ne mourrais jamais.
Me voilà vieille aujourd’hui dans ce lit blanc, incapable de bouger. Ma fille a pris ma main dans sa main. Ses sanglots muets se transfusent de peau à peau. Aucun mot ne peut venir de mon souffle.
« Ne soit pas triste, ma fille. Ta mère ne mourra pas. » Je pense fort pour lui crier cette vérité qu’elle ne peut entendre. La peur n’a pas de sens ; la tristesse non plus. Car comment redouter un danger qui n’existe pas ?
A dix ans, je vivais en banlieue de Livourne ; à Nugola. Une maison sur la colline, recluse dans les bois. Ma faculté ne me servit en rien jusqu’à cet âge. Car enfant, mes parents me pétrissaient d’attentions et d’amour. Je savais que j’étais comme ça, et pensais que c’était ainsi pour tout le monde ; comme l’envie de jouer, de croquer du chocolat ou de s’isoler dans sa chambre.
Quelques années plus tard, j’ai compris que ce potentiel improbable me singularisait des autres jeunes et de la terre entière. Mais je devais en faire l’expérience pour en mesurer la puissance. Quelles limites avait ce pouvoir ? Qu’allais-je en faire ? Pouvais-je le dire ?
Une après-midi, je décidais de tester la chose. Dans la cour, une Lucky à la main à l’ombre des acacias, je concevais les scénarios les plus tordus. Me jeter d’une falaise… mais il n’y en a pas alentours. Me pendre dans la grange… trop glauque. Me servir du fusil de chasse… trop bien planqué par le paternel. Manger des digitales ; pourquoi pas. Mais pas en cette saison. Et puis est-ce que j’étais obligée d’être à l’initiative de l’acte mortel ? Je devais esquiver la question du courage et sa peur corolaire. Je décidais de confier cela à d’autres. Oui, mais comment ? Ce serait impossible de demander à quelqu’un de me tirer dessus ou de me précipiter sous un train.
« Les picis sont servis. Monica, Jacopo, à table ! » L’invitation lancée par ma mère au travers la fenêtre de la cuisine mit en suspens ces morbides réflexions.
Il m’a fallu quelques années pour sortir de cette impasse. Entre temps, ma vie était assez banale, avec juste plus d’assurance que les amis, lors de défis un peu débiles. Je jouissais d’une réputation de casse-cou, mais sans plus. Et puis, je ne me mettais jamais en grand danger. Ce n’est pas parce que l’on est immortelle que l’on ne flippe pas ou que l’on n’a pas le vertige.
Être éternelle ne relevait d’aucun sens pratique. Tient par exemple, j’ai même appris à nager à cette période de ma vie. La mer est si proche. Ça peut paraître idiot de connaitre la brasse quand il est impossible de mourir noyée. Mais imaginez-vous avec des copines sur la plage. Se lever toutes ensemble pour se mettre à l’eau en exhibant suggestivement nos corps de déesses aux garçons mateurs. Puis se jeter dans les flots pour quelques longueurs. Et là, quand les autres progressent en harmonie avec les vagues, je me débats dans un bouillon de remous, en me noyant, puis revenant à la surface, puis coulant à nouveau et resurgissant encore, et ainsi de suite… Pas très cool ni glamour. Et surtout très stressant pour soi et les autres. Sans compter les sauveteurs affolés, obligés de quitter leurs Ray-ban en plein cours de farniente.
Puis tout s’emballa.
J’avais quinze ans. Une après-midi de plage justement. Je remontais m’assoir ruisselante près d’Ada, mon amie de toujours. Elle achevait de se sécher en tordant sa chevelure dans une serviette éponge.
« Tu as vu ces vagues ! ». Elle me sourit de ce rictus bienveillant que seules de vraies complices peuvent comprendre. Je m’assis à ses côtés et plongeais dans mon sac pour en sortir de quoi grignoter.
« Tu en veux un ? » lui demandais-je.
« Moi non, mais Thomas est preneur. C’est un sacré gourmand, tu sais. » Je ne compris pas de qui elle parlait, mais en me retournant, je vis qu’elle me désignait un petit corps frêle dans un short trop grand ; un petit garçon malicieux assis sagement à ses côtés. A la ressemblance autant que l’attention que lui portait Ada, je compris tout de suite que ce rejeton était le fils de mon amie. Je crus d’abord être sous l’emprise de ces entrechocs de temps qui m’enivraient par moment. Mais quand j’aperçus un peu plus tard l’enfant s’élancer vers la mer, il s’agissait d’autre chose. Car le bel adolescent qui entrait dans l’eau bruyamment venait de quitter notre banc, et Ada n’était plus la même. Son visage se modelait de ridules, et de doux filins blancs s’agrippaient à ses cheveux.
« Qu’est-ce qui t’arrive Ada ? »
« Rien de spécial » m’assura mon amie qui s’enquit à son tour : « Tu vas bien, toi ? »
Oui, j’allais bien ; enfin, je crois. Ce qui n’allait pas bien du tout, c’était la scène que je vivais. Et l’homme qui revenait de sa baignade me fit comprendre très vite que le temps s’affolait, quand il couvrit sa mère d’un châle, afin qu’elle reste encore un peu, avec nous, à contempler le couchant.
Les funérailles d’Ada se déroulèrent le lendemain en présence de ses quatre enfants et de ses huit petits-enfants. Dans les semaines qui suivirent, je les vis tous vieillir, puis disparaitre dans une douleur que je ne pouvais partager.
Quelques mois plus tard, j’appris que les autorités avaient condamné la plage, suite à l’échouement d’un des gros tankers du terminal. Dans cette partie de l’Italie, Livourne s’affirmait maintenant comme l’épicentre d’un trafic de containers, et toute la géographie locale subissait cette évolution. Mon village de Nugola se voyait transpercé de larges voies qui formaient des nœuds routiers bordés d’immeubles flambant neufs. De la ferme de mes parents ne subsistait que la bâtisse principale et un bout de jardin, coincé au beau milieu de stries d’asphaltes puantes.
J’avais seize ans et devais me débrouiller seule. Le lycée délabré ne représentait plus rien pour moi. Je ne connaissais plus personne, et découvrais de nouveaux visages tous les matins. Aux yeux des autres, j’étais une fille secrète et bizarre que nul n’avait le temps de fréquenter, car d’un intercours à l’autre, les élèves et professeurs changeaient invariablement. Je m’organisais pour trouver de quoi subsister ; prenant des jobs de hasard dans des boutiques qui fermaient les unes après les autres.
Sur mon échelle de temps, la journée correspondait à une année pour tout ce qui m’entourait.
Vers vingt ans, ce rythme s’accéléra en un vertige éprouvant. Chaque jour devint dix ans. Puis cent.
Que pouvais-je bien faire de cette immortalité qui me rendait témoin d’un monde qui fuyait à sa perte, et où l’humanité grégaire semblait inconsciente de son dérochement fatal. RIEN. Je devais subir tout cela et assister à la folie du progrès qui finirait par se diluer dans la grande sagesse d’une nature immuable. C’était comme si je n’existais plus physiquement, même si je pouvais aborder de tous mes sens, les personnes ou les objets qui m’entouraient pour un temps limité.
Je connus l’amour et ses étapes de passion, de volupté puis de lassitude. Mais cela ne dura qu’une heure pour moi et une vie entière pour mon fringant amant disparu, sénile, terrassé par une mémoire de l’oubli.
J’ai élevé ma fille aussi bien que je le pouvais dans un laps de temps si court et cruel que je la vis grandir, puis partir entre deux câlins. Elle constituait depuis, le bagage le plus précieux pour traverser le maelstrom temporel d’où ne pouvait que surgir le chaos.
C’est comme si j’étais assise sur l’aiguille des heures, et que dans ma course insensée, le monde me croisait sans cesse sur celle des secondes.
Je vis ainsi la course démente des populations vers la subsistance. Les grandes migrations des années 3000, la désertification de l’hémisphère sud et les conflits ségrégationnistes. La désalinisation des océans et la disparition des espèces aquatiques en 3200. L’effritement de la lune surexploitée. Puis la grande explosion.
La terre ne comptait plus aucun être vivant. A l’aube de mes trente ans, je devais être la seule à évoluer dans cette atmosphère irradiée. Une âme errante qui trouvait son souffle d’espérance dans les interstices azuréens qui parfois perçaient un ciel de gaz et de poussière noirs. Le soleil existait encore, et sa présence me donnait l’énergie désespérée pour ne pas m’anéantir. La planète devint gazeuse, puis une boule d’eau soufrée dans laquelle j’arrivais à surnager en une apnée de vie incongrue. Je fus témoin de l’évolution des unicellulaires qui se complexifièrent en un rien de temps, puis, à la faveur d’immenses volcans, purent, pour certains, se hisser sur les premières terres respirables. L’instant avec les grands sauriens représentât peur et de violence, mais à leur extinction, la sérénité revint. J’eus peu de loisir, mais je me souviens m’être amusée avec ce petit mammifère survivant qui allait bientôt ouvrir la vie à de nouveaux horizons. Les primates furent complices de mes cueillettes jusqu’à ce que je puisse marcher quelques heures avec les premiers hominidés. Je garde la cicatrice d’un coup de silex sans grandes conséquences. On est immortelle ou on ne l’est pas ! Puis tout ce petit monde inventa, innova sans répit. J’aurais voulu qu’ils me comprennent quand je leur prédisais l’avenir vers lequel tout cela les mènerait, eux, leurs enfants, leur descendance. Mais en vain. Des âges farouches au progrès social, en passant par les lumières du Moyen-Age et les colonisations, je les vis commettre le meilleur comme le pire. Inexorablement, le chaos revenait en m’emmenant de nouveau vers une fin de monde sans fin.
J’ai revécu ce cycle au moins 10 fois. J’ai tenté d’en avoir une perception différente à chaque fois en m’exilant à la mort renouvelée de mes parents, sur un continent différent. Mais quel que soit le lieu où je venais vivre, l’issue était la même.
Dans mes révolutions, j’attendais avec fébrilité la synchronisation avec le temps de ma fille. Une halte contemporaine de quelques minutes durant lesquelles je pouvais lui prodiguer un ou deux conseils pour devenir, puis être, une femme responsable et honnête. Nous tissâmes ainsi un lien contre-nature d’amour maternelle en doses homéopathiques. J’attendis quelques cycles avant de lui faire comprendre que je reviendrai plus tard et qu’elle ne s’attriste pas de devoir affronter la vie sans sa maman ; que son père était un homme bon qui veillerait sur elle jusqu’à mon retour.
Puis le temps ralenti. Comme ça. Sans explication. Sans raison. Les millénaires qui passaient comme des ans s’étalèrent sur des siècles, les siècles redevinrent des décennies. Quant aux années, elles s’étirèrent en passant de secondes à mois, puis se stabilisèrent en de vraies années éclatantes de leurs quatre saisons.
Tous les rouages semblent s’être resynchronisés aujourd’hui. Alors à 90 ans, je décidais de revenir à Nugola. Et me voilà ainsi dans cette chambre de Spedali Riuniti, incapable de bouger.
Ma fille a pris ma main dans sa main. Ses sanglots muets se transfusent au contact de nos peaux. Je suis incapable de parler. Je voudrais lui crier cette vérité qu’elle ne peut entendre.
« Ne soit pas triste, ma fille. Ta mère ne mourra pas. Je survivrais une nouvelle fois. Mais par toi, et notre amour éternel. »


Ex libris
Un groupe d’explorateurs découvre des créatures inattendues sur une île lointaine. Après une quête périlleuse, ils ramènent leur trouvaille, offrant au monde une chance de renouer avec quelque chose d’oublié.
Nouvelle primée 2024 Saint Jean de Braye

Chapitre I : « Nous débarquons. »
« Nous y sommes !»
Ces mots s’ouvraient comme le porche d’un jardin d’excitation et de solennité. L’anse se devinait au lointain. Encore quelques risées, et l’étrave de la goélette s’immobiliserait dans la baie. Notre quête abordait son étape la plus concrète ; la plus périlleuse. En bons défricheurs de l’impossible, la peur n’existait pas. L’enjeu nous dépassait, et surpassait notre insignifiance.
Les temps avaient changé, depuis la destruction des derniers spécimens. Et le jour de l’autodafé numérique, la plupart des nations avaient compris, que plus rien ne serait comme avant.
Le Maître avait regagné sa cabine. Passé son annonce, il n’avait pas jugé bon d’en dire plus. Tous avions compris qu’il fallait nous préparer à débarquer. Je quittais le pont, telle une bille de flipper, me heurtant de mâts en bastingages, et m’engouffrais dans la béance de la première écoutille venue. J’avais pris sur moi pour cette traversée. Je n’aimais la mer que nue ; l’estran découvert par la marée, sur d’impudiques fonds marins. Un mois de bateau avait suffi à maîtriser mon mal de mer. Les miens me manquaient. Je ne les reverrais peut-être plus. Mais le moment n’était pas propice à divaguer sur l’océan de l’affect. Nous devions réussir cette mission. JE devais accomplir cette mission.
- « Votre matériel est déjà dans le canot. » L’homme nous désignait l’esquif qui nous mènerait à terre.
Les rameurs nous déposèrent tous les quatre sur le sable. Nous sommes restés plantés là quelques minutes à savourer l’absence de tangage. Puis la chaleur qui nous grillait l’épiderme, nous fit déguerpir à l’ombre des arbres. Nos pas hâtifs étaient encombrés de tout notre barda de cages, de pièges et de campement. De vrais explorateurs.
Après un point rapide de la situation, le Maître décréta que pour l’heure, le mieux était de préparer la nuit. La chaloupe s’éloigna, puis la mer l’engloutit à nos regards.
- « Nous voilà seuls maintenant. Seuls, et responsables de notre destinée. »
Pierre parlait peu, mais savait toujours résumer les choses. Le Maître ne se priva pas d’apporter encore plus de pression, en complétant le propos :
- « Mais aussi de la destinée du monde. »
C’est avec ce poids sur nos pensées que nous sombrâmes au fond de nos hamacs.
J’ai le vague souvenir de m’être réveillé au cœur de la nuit d’alizés, et, entre le balancement des palmes argentées, avoir aperçu mon premier. Il planait, lentement dans le vent, déployant sous la lune ses grandes ailes de peau tannée. Je n’ai jamais su si ma vision était réelle ou inspirée de mon sommeil.
Chapitre II : « L’espoir fait survivre. »
Ce premier matin nous roda au partage des tâches : le café m’appartenait, le pointage du matériel nécessaire, était la mission de Pierre, et Norma préparait itinéraire et zones de recherche. Le Maître buvait son café, dans une lenteur qui laissait percevoir la profondeur de ses réflexions.
Mon équipement se limitait à un filet et deux cages ; une grande et une plus petite. Une gourde et une paire de jumelles complétaient le tout. Nous progressions par binôme, dans cet environnement tissé de végétaux en tous genres. Nous suivions avec méthode le plan de ratissage qui devait, à terme, nous garantir qu’aucun recoin de cette jungle ne resterait hors de notre repérage. Jusqu’à midi, la traque s’avéra vaine. Le repas fut bavard, chacun y allant des causes de son échec, imputées tantôt aux conditions, tantôt à la méthode choisie. Mais jamais ne fut remis en cause la présence de ce que nous étions venu chercher sur cette île perdue du « troisième hémisphère ». La seule présence du Maître à cette expédition l’attestait.
- « Cherchez, et vous trouverez » nous intima-t-il. Et il ajouta un brin ironique « Et bonne après-midi. »
Le reste de la journée resta infructueux… Jusqu’aux cris de Norma. Nous avions rappliqué avec Pierre, abandonnant notre matériel. Arrivés sur le lieu de l’alerte, Norma était seule sur un petit promontoire difficilement accessible.
- « Il l’a suivi. Par-là », nous lança-t-elle en désignant le passage de verdure par lequel le Maître s’était engouffré. Nous décidions de le rejoindre. Une fois regroupés, Pierre lâcha, tout excité :
- « Vous en avez vu un alors ? »
- « Davantage », répondit le sage, en écartant de ses bras un rideau de lianes, sur une large caldeira, lovée au creux d’abruptes falaises.
Nous ne savions que dire. Le spectacle allait au-delà de ce que nous avions pu imaginer.
Chapitre III : « La découverte. »
Dans les prairies que nous foulions, nos pas dérangeaient de paisibles troupeaux de livres de poche. Certains, marsupiaux, laissaient apparaître sous leur couverture, la tête juvénile d’un livre de littérature jeunesse.
Une horde d’ouvrages de la Pléiade se tenait alignée sur un petit monticule, et dominait ce monde immuable. Leur cuir épais brillait au soleil, et dissuadait de lourds dictionnaires illustrés de venir les rejoindre. Ces mastodontes placides n’insistaient pas ; poursuivaient leur errance, en semant derrière eux des traces en forme de définitions.
Au loin, d’éthérés livres cousus de fils blancs, s’abandonnaient à la brise qui soufflait dans leurs crinières immaculées.
Dans le ciel, plus haut, des romans étrangers, en pleine migration, nous survolaient en formations serrées.
Près d’un petit lac, et dans les premiers flots, des bluettes à l’eau de rose se nourrissaient de petits crustacés. Sur les berges, des romans de gare trompaient leur longue attente, en se dorant sur tranche.
Où que nous regardions, cette nature préservée livrait de nouvelles richesses. Toutes ces espèces disparues de nos mondes, qui étaient restées là, vivantes, loin des espaces de digitalisation, qui nous avaient dissous. Il s’agissait probablement des derniers spécimens. Nous ne pouvions être plus heureux.
Il fallait maintenant en prélever certains, pour les rapporter au terme de notre expédition. Tout en préservant cet Eden secret, et ses délicats équilibres. Nous nous mîmes en chasse.
Chapitre IV : « Les cales pleines. »
Deux jours furent suffisants, pour capturer le quota que nous nous étions fixé. Quelques péripéties me reviennent en mémoire.
Je me souviens de ce vieil incunable. Je l’avais aperçu au creux d’une excavation. Et dans la pénombre, en se débattant, je vis briller ses délicates enluminures, quand mes mains le saisirent. Il y eut aussi ce recueil de nouvelles, qui explosa en mille petits papillons de textes, quand je m’en étais approché. Mon filet put en attraper quelques-uns. Une pensée aussi, pour ce buzzati corné, qui vint, curieux, à ma rencontre. Je devais être le premier lecteur qu’il vit.
Une fois sur le bateau, notre cargaison rangée avec méthode, sur des étagères de fond de cale, nous appareillâmes. Le poids du chargement nous permit de garder le gîte, dans quelques tempêtes. Dans les moments calmes, le Maître sortait de sa cabine pour deviser avec nous. Nous réfléchissions à la façon dont nous ferions profiter le monde, de toutes ces créatures oubliées. Comment les réintroduire dans un biotope hostile, et les protéger des prédations de tous ordres ? La société était-elle prête à accepter cette nouvelle cohabitation ? Il faudrait certainement ré-enseigner la lecture, réapprendre à respecter ces objets au maniement délicat. Leur permettre de se reproduire, en des parcs naturels où coule l’encre pure, et fleurissent les fleurs de vélin.
Au soir du dernier jour de traversée, nos pensées s’évanouirent dans le soir paisible. Dans le cœur de la coque, préservés de l’humidité et de la lumière, les pages s’agitaient une dernière fois, avant de se refermer pour l’ultime nuit.
Chapitre V : « We had dreams.»
La quête nous avait comblés. Nourris de cette expérience incroyable, rien ne serait plus comme avant. Quelques mois s’étaient écoulés. Nous avions pu mener la quête jusqu’à son terme, et l’humanité côtoyait de nouveau, des livres bien réels, que tout un chacun pouvait saisir et apprivoiser, en de longs instants de lectures intimes.
Le Maître prit ses distances avec nous, pour aller méditer avec des recueils de poésie. Je revois souvent Norma et Pierre, pour des séances d’écriture amicales, guidées par l’envie de faire éclore de nouvelles histoires ou réflexions. La naissance d’un livre reste toujours une émotion.
Nous sommes fiers de tout cela. Fiers de ces soirs inespérés. Ceux où la lune est chaude. Ceux où le vent saturé de polluants, se laisse pénétrer d’une traînée d’oxygène. Et que du loin, dans l’horizon des immeubles qui s’assombrissent, pointe la silhouette gracile d’un petit livre à la frêle couverture.
Il viendra tournoyer un moment, repérera une fenêtre ouverte sur la suffocation d’un appartement, s’y engouffrera en voletant malhabile, et viendra se poser sur le chevet d’un petit garçon, qui trouvera, à son réveil, un livre d’histoires naïves. Elles guideront ses rêves d’expéditions imaginaires.


Gênes
Sous les effluves de sueur et de cuisine d’un troquet miteux, un couple explore la frontière fragile entre la fidélité et les secrets, dans une atmosphère chargée de souvenirs et de doutes.

C’était vraiment le bar le plus pourri de Gênes. A l’époque, le « 88 », Via Puccini, ne s’appelait pas encore comme ça. Mais le patron était le même. Certains clients semblaient n’avoir jamais quitté le comptoir. Des travailleurs du port, des habitués du quartier et quelques rares étrangers venaient y boire un verre, acheter des cigarettes ou saluer le patron. L’odeur de cuisine et de sueur imprégnait chaque objet, les murs, et même la serveuse. L’aération n’avait jamais été adaptée à un si vieil immeuble. La chaleur de la ville s’engouffrait par la béance des portes toujours ouvertes. Le vent d’ouest charriait bien quelques embruns du port, mais apportait surtout une vague senteur de poiscaille et de fuel. Pour le charme d’un verre en terrasse face à la mer, il fallait monter la côte vers San Remo. C’était pourtant ici que nous nous étions rencontrés. C’était là qu’elle avait décidé de revenir.
Le bruit des mobylettes et des bagnoles était infernal à cette heure-là. Fini la terrasse. De toute façon, le port ne livrait que le haut des mâts qui pointaient derrière les containers. Pour l’heure, nous avions trouvé au fond du troquet, une table de bois épais, où nos deux Rosato étaient venus s’échouer.
Elle resplendissait, malgré la suffocation de chaleur de fin de journée. Autour de nous, tout était grisâtre ; d’un ivoire fade comme l’enduit des façades. Le bleu de la Méditerranée si proche était pourtant là, dans ses yeux. Elle me fixa en décollant son verre. J’ignorais le but de ce rendez-vous fixé à la hâte. Nous nous étions vus ce matin, et à part une mauvaise nouvelle, je ne voyais pas de bonnes raisons de nous retrouver au désormais « 88 ». A moins que nous devions fêter quelque chose. Cette idée me glaça instantanément. Était-ce l’anniversaire de notre rencontre ? Cette date mémorable que tout amoureux épris doit vénérer, comme le repère majeur de sa misérable existence ? Autant vous dire que je fus tout de suite soulagé, quand elle me dit :
- Tu sais, il n’y a rien de spécial aujourd’hui. J’ai juste eu envie d’être là, avec toi.
- Moi aussi mon amour. La réponse trop vite décochée, n’était pas à la hauteur de la situation. Je le savais. Aussi, j’enchainais :
- C’est bien que tu aies proposé de revenir ici. Il y avait longtemps que je n’y étais pas revenu.
- Moi j’y viens certains soirs, tu sais. Je ne te dis pas tout mon chéri. Mais j’aime rester fidèle aux endroits qui me sont chers…Comme aux personnes que j’aime. Ajouta-t-elle en me souriant curieusement.
Que sous-entendait elle ? Avait-elle des doutes ? Pourquoi parler fidélité ? Et surtout, pourquoi ici et maintenant, après nos journées de boulot ? Toutes ces questions surgies en désordre, tel un troupeau fuyant l’incendie, se fracassaient en une réponse idiote dans le goulet d’étranglement de mon larynx.
- Ah oui ? Je ne savais pas. Tu me fais des cachotteries alors ? Puis je restais muet, et pour me contenir avalais un peu du rosé tiédi. C’était à elle de développer cette histoire après tout. Je voulais quand même en savoir plus sur ses intentions. Je n’avais rien à me reprocher, ni pour aujourd’hui ni pour hier, et encore moins pour demain.
- Et toi ? Tu doutes de moi ?
Elle s’accouda comme pour se confier :
- Non, rassure-toi. Mais je me disais…
- Quoi vas-y dis-moi ?
- J’ai rêvé cette nuit que tu me quittais. Maintenant qu’on est ensemble depuis quelques années, je me disais que ce serait presque naturel de courir ce risque. Après tout, les hommes sont qu’ils sont.
- Les femmes aussi. Complétais-je, en une repartie incongrue et détachée de sa préoccupation profonde.
Puis d’un air amusé, elle me testa, défiante.
- Avoue que tu y as déjà pensé.
- À quoi ? fais-je, innocent ?
- N’as-tu jamais été attiré par une autre femme ?
- Si, mais pas comme tu l’entends. Et puis ce n’est pas vraiment être infidèle.
- Alors c’est quoi être infidèle pour toi ?
Je restais un petit peu circonspect. C’est vrai que je ne m’étais jamais posé la question. J’avais en tête de tromper sa femme pour un moment de plaisir, et puis culpabiliser toute sa vie. Commander un deuxième verre de rosé me donna le temps utile à rassembler mes idées. La réponse pouvait être lourde de conséquences. Je sentais bien qu’elle attendait de moi franchise et rassurance.
- Tu sais que je t’aime (J’enrobais ma réponse d’un délicat verbiage de soie.) Et j’ajoutais :
- Je pense que je serai infidèle le jour où l’on ne s’aimera plus. Cela ne sembla pas la contenter, à voir sa mine interrogative, comme suspendue à ce que j’allais dire. Je lui retournais la question.
- Et pour toi, ça commence où ? Se retourner sur une femme dans la rue ? Imaginer lui échanger des caresses ? Est-ce que simplement fantasmer sur un autre corps féminin est être infidèle ? Envisager, un jour lointain, la possibilité d’embrasser une autre ?
Je voulais clore la discussion :
- Imaginer être infidèle, fait-il de nous des infidèles ? Est-ce que parler d’infidélité entre nous, n’est pas déjà un symptôme d’infidélité ?
Quelques euros de pourboire, marquaient la trace de notre passage dans le bar. Nous marchions maintenant, enlacés sur le quai, encore agité malgré la soirée. Des voiliers ballottaient par la houle. Nous nous sommes embrassés. Je me disais que notre amour était comme cette mer insondable, sans horizons, sans fin. Un monde de bonheur sur lequel naviguaient des sentiments étranges. Tels ces bateaux chargés de ballots de tendresse et de fidélité, qui n’attendent que des bras vigoureux, pour être débarqués.
Deux mois plus tard, elle me quittait.


L’âme en laisse
Sous le soleil accablant de la Sardaigne, une promenade, se transforme en un ultime combat contre la chaleur et les souvenirs d’une vie consumée. Jusqu’où peut-on tenir avant de lâcher prise ?

Le chien tirait fort sur sa laisse. Je n’avais jamais réussi à le discipliner. Et en bon maître démissionnaire je n’avais que l’énergie de me dire que lui, au moins, était heureux comme ça.
Ces promenades matinales se révélaient de plus en plus physiques. Et l’été un vrai chemin de croix.
J’ai toujours vécu en Sardaigne. J’y ai consumé vies personnelle et professionnelle. Mais aujourd’hui tout cela est ailleurs. Et je vis seul avec Taïko, mon jàgaru de 8 ans.
C’était l’année des « D ». Marta voulait l’appeler Dogy. Nous n’étions pas d’accord. Nous n’étions plus d’accord sur grand-chose déjà à ce moment-là avec Marta.
Le mieux est de sortir au petit jour. Le chien connaît le circuit guidé par des indices olfactifs qui me sont mystérieux. Au départ dans le village, nous arpentons les rues en un parfait compromis. Lui stoppe pour lever la patte tous les cinq mètres. Quant à moi, ces arrêts fournissent autant d’alibis pour glisser un œil sur les jardinets ou épier par la fenêtre des voisins. Rien de très croustillant à cette heure où beaucoup dorment encore. Seuls les ouvriers de la scierie s’activent à leur sommaire petit-déjeuner.
Très vite, ensuite, les pignons et pneus se raréfient et nous prenons la route d’Acivrucca. Les premiers rayons rebondissent sur le bitume. Dans trois heures, il sera mou. Mon chien, comme gagné par un appel de la forêt improbable, tire sur sa laisse pour gagner le petit chemin des fourrés. Cela évite les rares voitures de touristes et ouvre à la liberté de musarder.
La sente est un repère de randonneurs. Elle mène au mont d’Iscudu qui domine ce coin de l’île d’une large vue sur la Méditerranée. Elle grimpe raide au fur et à mesure que la végétation se fait éparse et les lézards nombreux.
Taïko inspecte en avançant, la truffe en tête chercheuse. Il fouine de part et d’autre, cale son museau dans un terrier, pisse et crotte comme bon lui semble. Dans ces instants, je ne suis pour lui que la contrainte du lien qui le restreint.
Le mariage était un peu comme cette longe. Ça a été pénible de rompre. Beaucoup d’histoires de biens. Mais la liberté était au bout de ce calvaire familial. Il ne faut rien regretter. Même la souffrance que l’on a causée. Pardon Marta.
Pas question de lâcher l’animal. Il partirait trop loin pour le rattraper. Pour l’heure, il progresse dans la chaleur accablante sous les chênes. Son exploration lève des herbes toutes sortes de petits animaux dérangés.
La beauté d’un large papillon orangé s’enfuit avec déférence.
L’ombre devient nécessité. Mes pas doivent s’adapter à la rare fraîcheur qui rend mon souffle plus âpre à la débusquer. Le chien tire toujours. Il est encore vigoureux et ne se soucie pas de moi. Mes rappels à l’ordre m’ont déjà épuisé quand nous nous abordons le raidillon de thym et d’épines.
Un ban de criquets fauves sort de nulle part et éclate en mille cliquetis.
Personne n’est encore passé. Seuls, nous apportons ici la confusion de nos ahanements. Taïko, langue pendante, se démène depuis vingt minutes. La pente est raide aussi pour ses coussinets. Nous faisons une pause près des derniers buissons.
A notre reprise de marche sur l’étroit chemin rocailleux, nous sentons comme le poids d’une torpeur redoutée. Ce n’est presque que du plat maintenant. Mais sans nuages, nous sommes à la merci d’un soleil en pleine maturité. L’air marin ne parvient pas ici. On dirait que l’océan malveillant ne nous adresse que son sel pour obstruer les pores de nos peaux.
Une myriade de tout petits papillons bleus s’écarte un peu à notre passage puis se remet à virevolter vers son point de fuite.
Mais comment fait-il avec son pelage ? Je transpire maintenant à gouttes perlées. Un halo de chaleur semble entourer mon crâne comme un turban de Celsius. Et ce maudit chien que ne se soucie de rien. Toujours alerte et fouineur, il doit faire le triple de distance que moi. Un peu comme mes enfants qui sont allés faire leur vie si loin de moi. Je n’ai pas été un père aimant, mais j’ai été éduqué comme cela. C’est elle qui voulait des gamins pour pouvoir se légitimer en digne femme du village. Pourtant, je les chéris. Peut-être ne reviendront-ils ici que pour mes funérailles. Je ne leur en voudrais pas.
Un gros papillon invisible jusqu’alors attendait le dernier instant pour décoller en offrant soudain les couleurs insoupçonnées de l’intérieur de ses ailes terreuses.
Mes muscles des bras se tétanisent par instants avec la tension persistante du clébard. L’atmosphère asphyxiante ne délivre aucune compassion. Mon vieux corps puise dans ce qui lui reste de vigueur. J’ai été fort et puissant. Mes patrons arrangeants m’ont fait confiance tout au long d’une carrière passée à réparer des routes et creuser des fossés. Je ne leur ai coûté cher qu’au moment des démissions. C’était le seul moyen de négocier. Certains s’en sont sentis trahis. Mais l’affect a peu de place dans le monde du travail. Emilio est resté mon ami. C’est lui qui reprendrait le chien s’il m’arrivait quelque chose. Pour le moment, je ne suis que transpiration. Ma chemisette légère colle comme une nouvelle couche de derme synthétique oppressante.
Suspendu dans l’air qui s’apparente à un monobloc de chaleur, un couple de papillons blancs joue de la séduction subtile et farouche en s’écartant de nous avec difficulté.
Le rare oxygène parvient en fines bulles à mon cerveau dans un flux de sang épais comme de la lave. Je m’abandonne. Ma main s’ouvre alors sans consentement, la laisse glisse et s’échappe. Avant que mes paupières ne tombent, je perçois le chien disparaître dans le flou d’une vision qui s’éteint. Maudit Soleil. Maudit Taïko. Mais je t’aime mon chien et si je le pouvais encore, je m’accrocherais bien à ta laisse pour que tu puisses de nouveau me hisser vers la vie.
Sur le chemin entre les pattes d’un chien qui hurle, une petite âme noire et blanche s’évade en zigzaguant vers le sommet d’une montagne sarde.


La médecine de l’âme
Le docteur Mutolo vivait pour les autres, mais dans le reflet du lac, une vérité glaçante l’attendait.

Le docteur Mutolo était un bien curieux bonhomme. Sous son notable embonpoint, se cachait une perversité affective, dont l’origine restait mystérieuse. Avec Donia, son épouse de toujours, ils partageaient, avec leurs 5 enfants, la même grande maison, rue Bellani à Monza. Le lieu s’apparentait à une pièce de vaudeville, où se croisaient, oncles, tantes, frères, sœurs, amis, copains, en d’incessants va-et-vient. Au final, tout cet univers de fratries, composait un patchwork de relations familiales complexes, où se mêlaient rapprochements, tensions, amours et connivences.
Dans ce tumulte, Guiseppe Mutolo désespérait. Il aurait tant aimé enfin être seul ; ne serait-ce que quelques heures. Aussi, pour y couver de paisibles vieux jours, le couple avait acquis, à crédit, une villa sur le lac de Varèse. Pour l’heure, l’agitation permanente du quotidien, et le poids des responsabilités, pesaient sur les seules épaules du médecin. Il était le pilier financier et moral, de tout ce petit monde. Aucun de ses enfants ne travaillait vraiment, nourrissant des envies chimériques, plus que de véritables projets de carrière. L’une avait appris le japonais, pour se rapprocher de l’univers des mangas. Le cadet voulait devenir acteur, et suivait vaguement des cours de comédie à Milan. Le petit dernier changeait de spécialité chaque année à la faculté, jusqu’à abandonner, désœuvré. L’autre fille s’occupait des vieux parents de Donia, qui résidaient aussi, dans un petit appartement, intégré à la propriété de la rue Bellani. Seul Armando, semblait avoir trouvé sa voie. Il s’était improvisé gemmologue, en sublimant sur les réseaux sociaux, sa passion puérile des minéraux. Une petite notoriété l’auréolait de gloire numérique, au gré des micro-reportages, qui le conduisaient dans des contrées exotiques. Tout cela ne lui rapportait que de quoi repartir, et dès qu’il revenait d’expéditions, il regagnait la maison. Une meute hétéroclite complétait le tableau. Des chiens, des chats, des tortues, des cacatoès, un rat, et même des serpents, avaient trouvé asile ici, au hasard des coups de cœur ou des caprices des enfants. Notre homme aimait la servilité de ces animaux, qui lui faisaient la fête, lorsqu’il rentrait, le soir, du cabinet.
Condamné à subvenir aux besoins de tous, le docteur tournoyait dans le syphon effréné de son activité médicale. Les rendez-vous se succédaient, de plus en plus rapprochés. Il avait même été contraint d’ajouter une tournée, à son emploi du temps hebdomadaire. Et de malade en malade, de prescription en prescription, son sacerdoce s’était émoussé, au point qu’Hippocrate ne l’aurait pas reconnu, s’il l’avait croisé dans la rue.
Malgré cette vie harassante, Guiseppe faisait bonne figure. Même rongé de fatigue, il brillait par sa générosité. Pour d’aucuns, il apparaissait comme un saint homme. Un bon samaritain toujours prêt à assister, aider, dépanner, prêter. En retour, il ne demandait rien, mais se positionnait en créancier suprême. Tous lui étaient débiteurs, d’une façon ou d’une autre. Un cancéreux lui devait des soins hors nomenclature, ses enfants, leur survie quotidienne, les voisins des petits services de jardinage, sa sœur Julia, le mobilier dont les Mutolo ne voulaient plus… Cet état de dettes permanentes et inextinguibles le faisait exister. Il avait l’impression que nul ne pouvait vivre sans lui. Quand il sentait qu’une relation se distendait, il appelait pour prendre des nouvelles. La conversation glissait vite vers tous les bobos classiques. Et de confidence en confidence, Mutolo reprenait la main en prodiguant conseils, injonctions et recommandations médicales. Cela se finissait toujours par « Je te rappelle dans une semaine, pour voir où tu en es. »
Sa femme Donia, était du même acabit. Elle l’avait choisi quand ils avaient vingt ans. Le jeune homme était alors fringant… et surtout disponible, comme peut l’être un beau parti, en fin d’études de médecine, dans la bonne société milanaise. Depuis, elle se nourrissait de son statut de mère italienne, repue de l’affection de ses enfants, qu’elle alimentait à grands renforts de capellinis aux épinards et de cuzzupa calabraise. Si elle acceptait, rue Bellani, que ses enfants y amènent leur conquête du moment, il était hors de question qu’une relation durable puisse s’immiscer, entre elle et sa progéniture. Cela devait se cantonner à une amourette de passage. Il arrivait que, si la pièce rapportée présentait bien, le docteur trouvait un moyen de l’asservir à son tour, en lui offrant son aide, ou de menus services. L’essentiel était de gommer toute velléité d’autonomie. Ainsi, tous dépendaient du couple de notables. Mais quelle faille les poussait à agir de la sorte ? Etaient-ils en mal d’amour ou d’affection, à en suffoquer, dès qu’un lien se distendait ? Le monde tournait autour des Mutolo, comme un trou noir aspire toutes les étoiles, en les privant de leur éclat. Seul le docteur devait briller, et éclairer le chemin de celles et ceux qui le croisaient. Une lumière qui occultait sa part d’ombre.
Pourtant, dans de rares moments paisibles, au cœur de la nuit, le praticien, s’accordait un temps de méditation insomniaque, à la faveur de ristrettos aqueux, régurgités en continu, par l’imposante Delonghi, dont le chrome trônait fièrement dans la cuisine familiale. Il écrivait alors, le roman de sa vie, ou répétait, en de silencieux tapotements sur le bois de son bureau, les notes de sa prochaine partition de piano. Guiseppe aurait voulu aussi être artiste. Se produire, s’exposer sous les spots, et recevoir les acclamations de la foule. Chaque vendredi soir, il rejoignait un orchestre amateur de bon niveau, dans une petite salle de répétition de la bibliothèque de Monza, via Lecco. Au passage, il embarquait son beau-frère Ferruccio, tromboniste ; pour le docteur, un service de plus, et une amitié de dépendance ordinaire. A quelques occasions festives, il arrivait, qu’en réciprocité à la gratuité du local, la formation se produise pour la municipalité. Mais la pratique des arts, au lieu de sublimer une pensée trop terre-à-terre, le ramenait toujours à instrumentaliser son insatiable besoin de reconnaissance. Ainsi, l’imposant piano qui reléguait Mutolo immanquablement sur le côté sur la scène. Le docteur vexé fulminait en silence, et revendiquait alors une meilleure exposition, au prétexte de la qualité du son, ou du respect des mélomanes. Toujours cet altruisme foncier.
La vie se passait ainsi. Les événements s’asséchaient comme après un coup d’éponge, absorbés par la force d’attraction du docteur, qui ramenait toujours tout à lui. Il y avait une forme d’égoïsme dans autant de bonté. Faire le bien pour son bien. Et son bien à lui : c’était d’emplir d’amour un tonneau d’affection irrémédiablement percé.
On ne sait si c’est la facilité d’auto-prescription, ou l’atavisme familial, mais Guiseppe Mutolo, malgré ses problèmes de poids, n’arrivait pas à être véritablement malade. Cette santé de fer le préservait de moments de faiblesse. Il en souffrait paradoxalement. Car, si cela consolidait son image du roc, auquel tout le monde s’accrochait, cela le frustrait de l’attention d’un infirmier, ou de la bienveillance d’une garde-malade. Il en était même venu, à s’inventer des symptômes, pour qu’enfin, on le plaigne et lui aménage des moments de soins « aux petits oignons. »
Comme ils l’avaient souhaité, les Mutolo à la retraite, fréquentèrent de façon plus assidue, leur résidence lacustre de Comerio. Cela les ressourçait au début, loin de l’agitation permanente de leur maison de ville. Mais, c’est à croire, que ce bouillonnement leur manquait. Avec Donia, que restait-il à faire, après avoir posté une foule de selfies à leur réseau de proches ? Regarder à quai, le bateau qui gardait en cale, tous les projets de balades ? S’empiffrer dans les meilleurs restaurants déjà écumés ? Non. Décidemment, au fil de l’eau, leur amour mutuel ne leur suffisait plus. Ils n’existaient que par les autres.
Et petit à petit, au gré des vacances d’abord, puis de façon saisonnière, et enfin de façon durable, la maison secondaire se gonfla elle aussi, de personnes de passage, puis de résidents à demeure. Donia rapatria ses parents dans une aile spécialement aménagée de la villa. S’en suivi leurs deux filles, un des garçons et sa compagne, puis les amis, et ensuite, les amis des amis. Sans compter les nouvelles connaissances de la région, les frères de Guiseppe et leur famille, en mal de vacances bon marché, ou quelques musiciens de l’orchestre, le temps de week-ends arrosés. Tant et si bien, que ce transfert de rencontres amicales et familiales, avait fini par reconstituer en une année, l’univers affectif nourricier, dont le couple avait viscéralement besoin, pour survivre.
Cependant, l’ancien docteur se morfondait toujours, de ne pas pouvoir jouir de véritables instants de solitude. Pouvoir, au matin, se balader nu jusqu’à la machine à café, et lire son journal, au soleil, sans le risque de croiser quelqu’un, sinon Donia, qui, de toutes les façons, avec son rosé du soir, n’émergeait jamais très tôt.
Le temps s’écoula ainsi de nombreuses années encore, entre secrets espoirs de calme, et hospitalité outrancière de visiteurs, toujours plus nombreux et demandeurs.
Mutolo, sans départir de sa santé de fer, vécu vieux ; très vieux. Il vit disparaître petit à petit ses vieilles connaissances, puis ses amis, puis Donia, puis ses proches. C’était pour lui, comme autant de pans entiers de remparts, qui s’effondraient de sa forteresse relationnelle. Dans son donjon intime, auquel l’amour des autres n’accédait plus, il se sentait flétrir, comme privé de substance vitale.
Il n’était pas rare que pendant de longues heures, Guiseppe restaassis, seul, sur un fauteuil de jardin, face au lac. Le vieux docteur songeait ainsi, sa silhouette dessinant au loin, une grosse poire pensive.
Sans autre personne, que la visite tardive de l’infirmière de garde, le vieillard aurait pu savourer un isolement tant fantasmé. Mais, la raison lui susurrait que, si elle était méritée, cette solitude était bien tardive, pour en puiser l’énergie d’entreprendre une nouvelle vie.
Il chercha longtemps l’origine de cette amertume, qui dévorait son cœur, et l’empêchait depuis toujours d’être heureux. Et ce n’est qu’en s’effondrant, sur le froid dallage de son patio, qu’il comprit, en une ultime lueur, que lui-même, ne s’aimait pas.


L’aidant de la mer
Face à l’immensité de la mer et à l’ombre d’un requin, Emilio découvre que la survie prend des chemins inattendus – et parfois, une aide vient de là où on l’attend le moins

Était-ce le début ou la fin du voyage ? Le bateau venait de sombrer. Il n’y avait rien autour de moi. Rien que la Méditerranée à qui je tentais d’échapper. Je me sentais léger, porté par les flots. Mais je percevais aussi sous moi le vide abyssal qui venait d’engloutir ma barque.
Le vent avait forci, charriant des rafales si violentes, qu’elles démontaient la mer en des murs d’eau infranchissables. Mais je flottais ; Dieu sait comment. Je faisais la planche. Une position si ridicule ici, à mille miles des piscines d’hôtels. Mais bon. Il le fallait bien. En dérivant, je contemplais les nuages et les trouées de ciel bleu qui arrivèrent enfin. Leur hauteur de vue m’apaisait, mais j’angoissais de ce que pouvais inspirer ma silhouette à un requin de passage : l’ombre d’une grosse otarie inerte et paresseuse. Des heures entières, j’alternais des séquences de nage à ces moments de flottement.
Le jour baissait. Et c’est au crépuscule que je le vis. Un aileron luisant d’un bleu gris caoutchouc. L’animal devait être énorme. J’étais tellement désespéré que cela me rassurait. Plus il serait gros, moins ses crocs acérés me déchiquetteraient. En une bouchée, je serais dans son estomac, sans souffrir. Pourvu qu’il soit gros !
Je ne fus pas déçu quand il se rapprocha. C’était un monstre long comme un sous-marin. Même à distance, les ondulations de son fuselage sous l’eau créaient des remous qui me faisaient ballotter. Il ne marquait nulle agressivité. Peut-être être était-il rassasié de ses dernières proies. Je restais suspendu au rythme de sa digestion. Mais combien de temps cela prendrait il ?
Je divaguais en des calculs insensés. Voyons, quand j’engouffre une platée de tagliatelles, combien dure ma sieste pour digérer tout ça ? Aller, une bonne heure. Lui, il est au moins quinze fois plus gros que moi. Supposons qu’il ait dévoré un phoque vers 18 h, ce qui doit correspondre à une bonne portion de pâtes sauce comprise, je dirais que j’ai encore deux bonnes heures devant moi avant qu’il n’ait de nouveau un petit creux. D’ici là, il sera peut-être parti. Si en plus sa route croise un thon, il m’oubliera.
Durant mes cogitations, le squale avait décrit des cercles concentriques puis plongé d’un coup. C’était pire que de le voir. Il allait certainement prendre son élan des profondeurs, et surgir d’un bond hors de l’eau me happant au passage.
Il mit deux heures avant de revenir. Deux heures durant lesquelles je ne perçus aucun autre signe de vie, que mes misérables clapotis. Pourvu qu’un thon vienne se balader à mes côtés. Une lotte même ferait diversion ; une sardine. Mon royaume pour un anchois !
Il surgit mollement, me frôlant de ses fines écailles. Emilio, ta fin est proche ! Et sa faim aussi. Je bus la tasse en rigolant de mon jeu de mots idiot. Dans cette circonstance, j’aurais dû faire la paix avec moi-même ; crier à Claudia que je l’aimais ; avouer à mon ami Dino que j’ai couché avec sa femme, bénir mes deux filles chéries, et prévenir mes parents que je venais les rejoindre. Mais non. Je toussais de tout mon soûl, abandonnant mon vomi à la crête des vagues.
Le poisson s’éloigna un peu, puis fonça droit sur moi. J’étais tétanisé. Son comportement tenait au sadisme. Je n’aurais jamais cru ça d’un animal. Il passait d’un côté, puis il opérait un demi-tour et venait à nouveau me caresser de sa masse froide et tonique. Il était si long que chaque passage me semblait une éternité. Ce petit jeu pervers dura la nuit entière. Je n’en pouvais plus. Mange-moi. Dévore-moi. Je voulais en finir. Quand il arriva vers moi, je me mis à crier de toutes mes tripes. Le carnivore s’arrêta et ouvrir grand sa gueule. Vision d’effroi. L’ensemble formait une cavité géante d’un rouge sang, luisante de mille pointes d’ivoire. Mais rien ne se passa. Et c’est alors que j’eus l’idée folle de le mordre. Acte désuet, improbable et totalement puéril. Mordre un requin ! J’attendis le bon créneau, et dans un sursaut d’énergie, je m’élançais. Mais au moment où j’attrapais sa nageoire l’animal pris de la vitesse. En mode survie, je m’accrochais tant bien que mal. Nous parcourûmes de bons mille.
Il nageait en surface à bonne allure sans se soucier du gros parasite que j’étais devenu. Où m’amenait-il ? Qu’allait-il faire de moi ? Était-ce une femelle qui apportait de la nourriture à son petit ? Un alpha qui partagerait sa curée avec ses congénères ?
Le temps passait. Évidemment, l’idée de le mordre s’était diluée dans les remous. A certains moments, je lâchais prise, les doigts endoloris de crampes. Il s’arrêtait alors un peu plus loin, et attendait que je nage vers lui. Il patientait, docile, jusqu’à ce que l’empoigne de nouveau.
Puis il repartait vers une destination que je reconnu : mon port de Piombino.
Au petit matin, après des heures de traversée, j’entrevis le mont Capanne. Nous passâmes au large du cap Vita, dans ces lieux de pêche si familiers. Quelques dauphins croisaient au loin. Ma peur avait sombré. Il fallait bien l’admettre, ce requin n’avait cessé de m’inciter à surmonter ma peur, et me conduisait en lieu sûr. Il m’avait sauvé la vie.
Nous franchîmes l’entrée du port ainsi. Moi, bouée humaine loqueteuse. Lui progressant prudemment vers un des pontons.
Coincé entre deux voiliers, je lâchais l’aileron, et agrippais les planches. Avec difficulté, je me tirais hors de l’eau pour me hisser, puis m’affalais sur cet ersatz de terre ferme.
Le requin était toujours là, comme pour s’assurer que ses efforts n’avaient pas été vains. Je me redressais alors, et m’asseyais sur le rebord. Il demeura en flottaison un long moment, puis entama un demi-tour pour regagner le large. Vous ne me croirez pas, mais en partant, il me sembla que le sillon de sa gueule esquissait un sourire.
Je ne l’ai jamais revu. J’ai repris la pêche avec une nouvelle barque. Et n’ai jamais raconté cette aventure. Je m’engage tous les jours à dire à Claudia comme je l’aime, chérir mes filles adorées. Mais je n’ai surtout jamais dit à Dino, que je l’avais trompé avec sa femme.


Granelli di nostalgia
Un sac de café oublié, un trésor venu d’un autre temps… mais certaines saveurs n’ont de richesse que l’histoire qu’elles évoquent.

L’air marin s’invite ce matin par la fenêtre de mon cabanon. Il fera beau aujourd’hui. Il fait toujours beau à Cesenatico. Dans la pièce, je reste assis, indécis, face au réchaud crasseux. Je regarde ce sac de jute poussiéreux posé là. Dans l’exiguïté de ce baraquement de plage, il semble occuper tout l’espace. De grosses capitales tamponnées, indiquent sur sa rotondité que ce sac a voyagé. « CAFE- VATOVANY- RAMANANDRA Export ». Ce sac à 80 ans. Jamais ouvert, je ne donne pas cher de la qualité des 60 kilos de grains qu’il contient. Et pourtant, en y repensant, il m’a offert un souvenir des plus savouramer de ma vie.
Mon oncle Renzo et ma tante Alda ont « fait les colonies », comme il était coutume de le dire. Une famille de l’Aeronautica Militare. Ils en ont rapporté de nombreux meubles et objets exotiques, qui ont pris un peu de valeur avec le temps. Aujourd’hui, c’est moi qui me suis chargé de gérer ce bric-à-brac de statuettes, œufs d’autruche et autres poignard Touareg. Dans leur grenier, tout a été vidé à la hâte pour libérer la maison en vente. Une remorque en a emporté une partie ici, dans leur pied-à-terre de Cesenatico. Et parmi toutes ces affaires, il y avait ce sac. Ce sac de 60 kilos de vieux café de Madagascar.
Depuis, je l’avais totalement oublié. Mais, séjournant ce week-end sur la côte, en rangeant mes affaires, je suis retombé dessus. Comment l’ignorer ? Il trône sans rangement au milieu de la pièce, vaguement proche de l’espace repas. Personne n’a pris soin de le déplacer. Et pour cause. Trop lourd. La toile dégage une odeur peu agréable de vieux vêtements oubliés.
Pour l’heure, je me prends à rêvasser sur son histoire, sa provenance. Le sac me fait voyager dans les replis du temps. Je me demande ce qui avait bien pu motiver mon oncle à négocier aux antipodes, l’achat de cette denrée, qui, pourtant, n’était pas rare en Europe à l’époque. Était-ce le goût de faire une bonne affaire ? La revendre au retour ? Une opportunité soudaine, un jour de permission, lors de la visite impromptue d’une plantation ? Faire plaisir à un ami ? Ou simplement se délecter par anticipation, d’un bon breuvage d’exotisme, une fois rentrés à la maison ? Les connaissant, je pense qu’ils avaient ramené ces kilos de café, pour pouvoir plus tard, mieux qu’un objet, se rapprocher de l’humeur des colonies. Partager avec leurs connaissances bourgeoises, le délicat plaisir de savourer un nectar aux arômes de nostalgie et de contrées lointaines. Je les vois déjà sortir le service de porcelaine dans leur salon feutrée, fumer sur la terrasse, et entre deux gorgées de cette boisson noire, commenter l’Afrique, avec la nostalgie des conquérants exilés. Il semble que la vie en ait décidé d’autrement. Car ce café vert ne fut jamais torréfié. Peut-être que le temps passant, ce barda de colon avait dû céder sa place à d’autres priorités. Il y avait ainsi, beaucoup plus que du café dans ce sac. Un destin dont les arcanes resteraient à jamais perdus, dans les limbes de l‘hémisphère sud.
N’y tenant plus, j’en cisaille un coin avec un cutter providentiel ; une curieuse incision dans le temps. Et pour ne rien perdre des effluves libérés, j’approche mon visage de l’ouverture, pour en humer les fragrances. Le voyage est immédiat. Mais point d’odeur d’expresso. Le café vert ne sent pas le café. Ce qui me parvient aux narines, tend plutôt de la poussière, du confinement, du fond de cale d’un cargo. L’odeur d’un vieux parquet très sec. Les graines referment tout dans leur coque. Elles rétractent l’environnement dans le microcosme de leur germination à venir. J’écarte alors la béance, et plonge ma main dans les abysses. Toutes les petites billes, s’égrènent sous mes doigts, en un massage subtil, rond et fin.
Dans le creux de ma paume, une dizaine de ses graines vert amande, s’exposent enfin au soleil, au terme de décennies d’obscurité. Bien sûr, je n’attends pas d’elles qu’elles germent spontanément, mais je me dis que, dans la caresse de l’air frais de la côte, elles vont peut-être se gonfler un peu d’embruns, et reprendre des couleurs plus corsées que leur vert pâlichon. Rien de probant. La question est maintenant de savoir quoi faire de ce sac ? Et une autre interrogation arrive de concert : est-il encore bon ? Est-ce du Robusta, de l’Arabica, ou encore une variété que je ne connais pas ? Je ne suis pas spécialiste du café. J’aime le déguster, comme ça, seul en terrasse, ou sur une table familiale en vacances, avec la famille. Ou encore chez de vieilles connaissances avec qui l’on devise inutilement. Mais mes compétences s’arrêtent là ; au sucre qui se noie en un petit syphon d’écume ivoire.
Avec un dernier effort, je charge le sac dans mon coffre, et reprend le volant pour la ville. A Rimini, il me sera facile de trouver un torréfacteur. Chez Luigi, il y a une arrière-salle où l’on peut déguster des cafés rares d’Éthiopie ou d’ailleurs. Un cocon de fréquentation, où je vais de temps à autres, avec mes conquêtes à moi.…
En confiant le sac à Luigi, je guette sa réaction découvrant ma trouvaille ; lui, le spécialiste ; l’Expert, le gringo. J’ai l’espoir qu’il me dise que ce café ancien, constitue une rare rencontre dans sa carrière. Mon âme d’enfant s’agite. Celle du découvreur de trésor de grenier, lorsque l’on dégage la malle pleine d’objets d’un autre temps. De ceux qui nous semblent d’une inestimable valeur, alors qu’ils ne sont destinés qu’à une hypothétique brocante, ou une probable déchetterie. Mais le torréfacteur ne paraît pas étonné. Ni par l’ancienneté du café, ni par sa provenance. Il me laisse juste entendre, avec une légère moue, que si le café est encore buvable, ses qualités seront plus ou moins altérées, selon la nature du stockage. À l’œil, il a tout de suite reconnu du Robusta.
Dès le lendemain, je profite d’un détour en ville pour récupérer les sachets de café grillés. Luigi, m’en a réservé un, déjà moulu. Il sait que j’ai hâte de passer à la dégustation. Il m’aide à empiler tous ces paquets sur la banquette arrière, sans en dire davantage. En a-t-il goûté ? Qu’en pense-t-il ? Pourquoi, ne dit-il rien ? Je n’ai pas le temps de m’attarder, et regagne mon appartement. Le problème est de stocker un tel volume. Je serais forcément généreux avec mes proches, tant par plaisir de partager, que par soucis de place. Et il m’en resterait suffisamment pour le reste de ma vie, voire au-delà.
Je me réserve un moment plus calme et décent, pour affronter le moment plaisir de la savouration. Aujourd’hui, a lieu l’enterrement de ma tante Anna. Le noir du crêpe supplante toute autre velléité de plaisir et de joie. J’ai beau être très triste, d’autant que nulle descendance ne viendra fleurir leur sépulture : après le départ de mon oncle, il y a quelques mois, il ne restera rien de ce couple. Je suis le seul à conserver son souvenir, avec toute la défaillance de ces discussions que nous n’avons pas eues. En rentrant de l’inhumation, j’ai l’impression que leurs vies sont des momies empaquetées dans ces dizaines de sacs de café.
Il me faudra quelques jours avant de me réserver le bonheur solitaire de déposer avec précaution et dosage, la mouture dans le filtre de métal. Allumer le feu sous la cafetière remplie d’eau minérale des Apennins. Puis attendre la vapeur et le chuchotement complice. Dans quelques instants, je vais connaître le plaisir suave que me réserve ce café venu des âges et de l’horizon. Ma tasse est prête, mon palais de même ; mon âme aussi. Et puis, peu importe son goût. Il aura de toutes les manières, la saveur de son histoire. De celles qui ne se racontent pas.
– Et bien, il est excellent ce café !
Rien d’autre qu’un bon café de brasserie. Serré, goûteux et chaleureux. Il m’en coûtera un euro trente. Oui, car je vous parle de l’expresso, que je viens d’absorber à la terrasse du troquet d’en bas, en attendant que Maria termine son service.
Nous irons chez Luigi, en fin d’après-midi.


Le sculpteur de mots
Une sculpture énigmatique, un mot oublié, et une histoire entre les fissures du temps : le mystère de Livia et Horatio n’a pas encore tout révélé.

Cette sculpture est fascinante. Je ne l’avais pourtant pas remarquée dans l’appartement, lors de ma dernière visite à mon vieil ami de Rome. Paolo devinait mes pensées. En me souriant, il m’invita à m’asseoir, et prendre le temps d’un expresso en cube.
– C’est une œuvre de famille, paraît-il. On me l’a apporté la semaine dernière. Comment tu la trouves ? Elle dégage tant de mystères. Tu peux la prononcer, si tu veux. Ce que j’en connais m’a été raconté récemment. C’est une histoire incroyable. Et pour être honnête avec toi, je ne sais pas ce qui est vrai. Mais si cela t’intéresse, je vais te confier ce que le Palais Massimo m’a rapporté à son sujet.
J’acquiesçais, prêt à sacrifier mon après-midi sur l’autel de la curiosité. Il s’en amusa, et s’assit à son tour. Puis, faisant tourner les cubes dans sa coupelle, commença un récit aussi étrange qu’émouvant :
« La réputation du sculpteur Horatio Pelli dépassait les limites de Pentedattilo. Les paysans des cinq vallées possédaient tous une de ses œuvres. La plupart des fois, le troc lui suffisait pour vivre. Mais depuis la raréfaction, plus personne ne montait. Horatio faisait figure d’ermite. Il s’était aigri, maudissant chaque petite contrariété quotidienne. Voilà des années qu’il faisait semblant de travailler. Dans son réduit sans vie, il mimait les gestes appris, faisait mine de démarrer ses machines. Il allait jusqu’à respecter des heures de pauses pour s’en griller une, adossé au chambranle de sa masure.
Un matin d’hiver, Horatio pestait sur le froid interminable. La montagne nue restait figée en un vertige de glace et de neige. Dans l’atelier, régnait un semblant d’ordre immuable : L’établi et ses étagères affaissées de pots, bocaux, et autres récipients entamés, les outils suspendus, les machines et leurs câbles électriques poussiéreux. Le rituel était invariable. L’artisan avait tôt fait d’allumer le poêle avec de vieux tissus. Le papier n’existait plus depuis longtemps. Désormais, avec la disparition des espèces, le bois restait réservé à des causes essentielles.
De dehors, Horatio perçu le net ronronnement d’une voiture. Un Range étincelant, abordait le chemin chaotique qui menait tout droit à la maison. Incrédule, l’homme se figea, en oubliant le mégot qui se consumait jusqu’à brûler sa lèvre. La douleur le fit sortir de sa torpeur.
Le brusque freinage indiquait que les visiteurs ne venaient pas ici par hasard. Un homme marcha vers lui. Un autre contourna la voiture pour ouvrir la portière arrière à une mystérieuse passagère. La silhouette l’interpella, sans qu’il n’en comprît la raison.
L’homme interpella l’artisan :
– Bonjour. Nous sommes bien chez Horatio Pelli, le sculpteur ?
– Vous lui parlez. Répondit-il, un peu abrupt.
L’échange se poursuivit, alors que la femme s’approchait avec hésitation au bras du second homme. Il remarqua qu’elle portait des bottines orange. Ce détail le troubla. L’image d’une jeune fille chaussée d’orange remonta des profondeurs de sa mémoire. Et si s’était-elle ? Cela faisait tant d’années que les rafales de Tramontane érodaient les aspérités de cette histoire.
Pendant que son esprit divaguait, le visiteur lui expliqua le but de leur venue. Horatio comprit que la femme était la veuve d’un magnat de l’industrie mort dans un accident au cours duquel elle avait perdu la vue ; qu’ils avaient fait tout ce chemin pour une sculpture, et qu’ils n’en repartiraient qu’à la condition que l’artiste s’exécute. Cette fermeté lui allait bien. Le montagnol aimait que les choses soient posées, sans simagrée. Un loup ne tergiverse pas quand il a faim. Il éventre la brebis, et c’est tout.
A son tour, la femme franchit le seuil.
- J’ai besoin de votre aide.
La voix claire dissipa tous les doutes d’Horatio. Mais par pudeur ou par lâcheté, il n’osa faire part de son intime certitude. Il conservait du temps passé, des vestiges de bonheur, que l’on aurait pu lire dans les stries concentriques de son existence, comme le tronc d’un sapin abattu. Cette rencontre en faisait saillir l’ambre. Il se voyait maintenant dans l’obligation de devenir l’artisan d’un destin qu’il avait tant attendu.
– Qu’attendez-vous de moi ? Demanda-t-il, d’un ton soumis.
Elle sourit comme une petite fille. Sa main tâtonnante s’immobilisa sur le petit établi. Elle en connaissait l’emplacement d’instinct. Elle y déposa une mallette de cuir blond. Derrière les lunettes, son regard invisible ouvrait à toutes les intentions possibles. Elle congédia poliment ses accompagnateurs, pour rester seule avec le sculpteur.
Dès que la porte se referma, la femme et Horatio se serrèrent dans les bras en un élan muet et intense. Des retrouvailles improbables, la renaissance d’un lien brisé depuis bien longtemps.
- Livia, tu es revenue. Enfin. Lâcha l’homme, ému.
- Il le fallait. Tu sais, il y a mille raisons qui rendaient cela impossible. Mais aujourd’hui, je suis là. Bien là. Et regarde…
Elle s’approcha de la mallette. Deux cliquetis libérèrent le couvercle. C’était à peine croyable : d’un souffle magique jaillit un féerique nuage bleu dans lequel virevoltaient des lettres folles et dorées. Le halo mystérieux s’étendit rapidement dans la pièce tout entière, en une surprenante nuit étoilée. Tout l’atelier baignait dans cette luminosité étrange que seul, Horatio pouvait voir. Il en restait muet, hébété. Ce silence palpable ravissait Livia de l’effet de la situation sur son hôte.
- Tu ne dis rien ? Murmura-t-elle
Ces fragments du passé l’émerveillaient avec mélancolie. Il reprit ses esprits, tout en poursuivant du regard, la nuée de lettres flottant dans le gourbi :
- C’est merveilleux ; absolument merveilleux. Mais comment as-tu fait ? (Elle lui laissa le temps de poursuivre.) Il y a si longtemps, tu sais. Mais d’où vient ce trésor ? Livia, d’où viennent ces consonnes et ces voyelles ?
- Ce serait une trop longue histoire. Profite de ce que je t’apporte aujourd’hui.
Il y a longtemps, que les lettres étaient sorties du quotidien. Il en existait bien à la lueur des écrans, mais depuis que le papier avait disparu, plus personne n’avait pu en approcher de vraies, de réelles.
- Je t’apporte cette matière précieuse pour que tu sculptes à nouveau. Je voudrais un mot. Un mot nouveau, rien qu’à moi.
Il n’avait plus sculpté depuis longtemps. Mais comment aurait-il pu refuser. La demande était inespérée. Et elle venait de Livia.
- Très bien, dit-il d’une voix maîtrisée. Mais je te préviens, ça prendra du temps.
- Elle hocha la tête : je suis prête à attendre.
Et c’est là, dans l’atelier nimbé d’une nuée bleutée, qu’ils se mirent à concevoir l’œuvre qu’ils n’envisageaient qu’en rêve.
Horatio s’installa, en ayant dégagé tout ce qui encombrait l’établi.
- Tu peux m’en donner une ou deux pour commencer ?
Livia, guidée par ses sens, attrapait des lettres flottantes. Elle sentit au creux de sa paume, les rondeurs de certains signes et les angles des autres. Lui, se tenait prêt. Il recueillit les premières lettres qu’il déposa devant lui. L’émotion le gagnait, face à cette matière qui le renvoyait à des souvenirs heureux dont il ne restait que des copeaux aujourd’hui.
- Tu pleures ? Demanda Livia.
- C’est la poudre du nuage, rétorqua-t-il sans conviction. Puis il se mit à l’ouvrage.
Avec avidité, il creusait, assemblait, modelait, demandant à Livia toujours plus de matière, au fur et à mesure que prenait forme le mot. Il voulait de l’inédit certes, mais aussi de l’émotion. Un ensemble harmonieux de syllabes, qui, une fois prononcées, tinteraient d’un son délicieux et évocateur. Il prenait toujours appui sur les voyelles pour l’armature générale. En faisant le tri dans ce qu’elle lui déposait, il isola un « i », un « u », un « o » et deux « a ». Comme pour une aquarelle, il les déposa en prenant soin de laisser des réserves.
- Ramène-moi un « m », intima-t-il doucement. Cela sonnait comme un « aime », et rares sont ses œuvres qui ne comportaient pas d’amour.
Dans son obscurité, elle ne pouvait que se fier qu’au hasard. Après avoir cherché à tâtons dans l’espace, il lui sembla identifier ce qu’il demandait. Elle lui tendit un « n » par erreur. Il n’osa pas la désavouer, composant avec l’imprévu. La « haine » ne faisait pas partie de son langage artistique. Mais, après tant d’années à maudire le monde, ses gestes devenaient des actes d’amour.
- Il m’en faut d’autres. Vas-y à l’instinct. Tu sais, il faut savoir se laisser guider par ses sens.
Elle attrapa un « p » de bonne dimension, et deux « h » qui, avec leurs branches, se laissaient facilement saisir. Lui, découpa méticuleusement le « p » pour en sortir deux, plus fins dans la tranche. Et pour la symétrie, les ajusta avec les « h ». Puis il se mit en arrière, pour avoir une vue élargie de ce qui venait de naître de ses mains.
- Approche. Tu veux voir ce que cela donne ?
La femme se rapprocha. Il guida ses doigts sur le modelage.
– C’est beau, lui dit-elle. On dirait un rapace… un aigle sans ailes.
– Attends. Lança-t-il en se levant d’un bond.
Il repéra deux « l » en suspens côte à côte, près de la fenêtre, les empoigna et revint à l’établi. D’un geste sûr, il les ficha de part et d’autre de l’objet, et s’exclama triomphant :
- Voilà, ton oiseau est libre de s’envoler maintenant.
Elle sourit, puis se remit en retrait pour le laisser poursuivre.
Le temps passait. Dehors, les deux hommes patientaient, alors que le crépuscule enveloppait le paysage. La lueur bleutée du cabanon prenait plus d’intensité dans la pénombre.
Horatio considéra à un moment, qu’une matière plus noble devait s’intégrer à l’ensemble pour la sublimer. Certaines lettres sont plus rares dans la marqueterie de notre alphabet. Il chercha du regard, puis repéra un « Y » qui brillait, un peu en retrait des étagères du fond. Une fois capturé, l’artiste en ajusta la taille, et le positionna en une minuscule qui formait comme un œil intrigant. Une touche de vie, qui donnait à la sculpture un relief nouveau. Pour l’équilibre, il acheva sa création avec un « ç » que Livia lui donnait. Il en coupa la cédille, et obtint un nombre de lettres parfait, symétrique, harmonieux.
Après des heures de travail éprouvant, la sculpture était achevée. Livia effleura l’œuvre de nouveau. Puis, entrant dans une exploration insatiable, elle détaillait chaque courbe, chaque angle, chaque grain. Son émotion était telle, qu’elle faillit renverser la sculpture. Une force puissante montait en elle, avec le sentiment d’un destin qui s’achève. Elle s’arrêta soudain. Le moment était venu.
Un long moment passa. Puis, d’une respiration fébrile, elle entrouvrit la bouche pour prononcer ce mot, qui n’appartenait qu’à elle. Un mot que nul encore n’avait encore fait vibrer. Un mot qui n’existait dans aucun esprit, et dans aucun dictionnaire. Elle s’approcha d’Horatio jusqu’à frôler son oreille. Et, dans un souffle bleuté murmura les phonèmes un à un. Les lettres scintillèrent une dernière fois, avant de s’estomper dans l’air…
Paolo avait raconté tout cela dans un tourbillon de paroles passionnées. Le retour à la réalité était brutal, car l’histoire semblait s’arrêter là.
- C’est tout ce que j’en sais, dit Paolo.
Il s’interrompit, pensif en regardant la lumière tardive des lampadaires de l’avenue. Puis il enchaîna :
- L’histoire, ne raconte pas si Horatio et Livia restèrent en contact. Ils n’étaient pas du même monde. L’œuvre a traversé le temps. Il y eut les trois guerres, les grandes pénuries et leurs crises sociales. La sculpture changea de mains de nombreuses fois jusqu’à perdre sa trace. Il y a un an, des personnes du Palais Massimo se sont manifestées. L’équipe du musée avait réussi à remonter la généalogie, et souhaitait restituer l’œuvre à ma famille. Ils m’ont expliqué longuement les vicissitudes de la sculpture et les parts d’ombre de son histoire. Mais surtout, le travail de restauration dont elle avait fait l’objet. Car elle était brisée lorsqu’elle a été redécouverte dans les réserves. Les conservateurs ont imaginé ce à quoi l’œuvre originale devait ressembler et ont proposé l’assemblage qui est sous tes yeux aujourd’hui. Mais rien n’atteste que c’est le mot d’origine. Le mot de Livia.
Je le remerciais pour ce récit fantastique, et me levais pour regarder d’un œil nouveau, l’œuvre et ses mystères. La restauration était indicible, comme savent le faire les prodiges du musée. Mais à observer de très près, il y avait juste ce point de colle ténu, presque invisible, suspendant un éclat de lettre bleutée en guise d’accent sur « HYPOCALLIPHèNE. »
Une imperfection qui laissait croire à la possibilité d’un assemblage originel. Le mot de Livia semblait attendre qu’entre passé et futur, il serait de nouveau prononcé. L’espoir qu’un jour, il livrerait enfin leur secret.


Carpe diem
Un étang idyllique caché dans un vallon calabrais, des disparitions mystérieuses, et une vérité qui émerge enfin, affûtée comme des dents voraces.

Andréa Cicoli notaire à Cosenza, acquis cette demeure en 1953. Il faut dire que son statut en avait largement facilité la transaction. Flairant la bonne affaire, l’adjudication s’était faite en catimini. Les anciens propriétaires, trafiquants d’animaux exotiques, venaient d’être incarcérés. Et selon la procédure locale leurs biens mis en vente pour acquitter leur amende. Ainsi en deux temps trois mouvements Maître Cicoli avait officiellement acheté cette propriété calabraise en contrebas du village de Castiglione.
Prenant de l’âge maintenant, il avait eu un vrai coup de cœur pour l’endroit où il se voyait bien finir ses jours. Il ne croyait pas si bien penser.
Dans le vallon desséché, la maison offrait tout de l’oasis. La source qui sourdait dans le jardin nourrissait un bel étang qui se défilait ensuite en un fin filet d’eau. Cela permettait à une végétation généreuse de fournir une ombre et une fraîcheur qui tranchaient dans cette nature dessolée de chênes épars et de châtaigniers rabougris.
En Calabre comme en Sicile un bien mal acquis profite toujours. Maître Cicoli savourait son habile acquisition depuis à peine une semaine.
Ce samedi-là il pouvait enfin s’y rendre pour prendre réellement possession des lieux ; Il ne l’avait visité que le jour de la vente.
La bâtisse abordait l’œil de façon massive et un brin présomptueux. C’était un mas carré classique. On percevait la chaux de l’enduit entre les feuilles de vigne. Un perron de quelques marches invitait à pousser la porte grenat et gagner un corridor couvert encore de trophées de chasse.
Le reste de la maison présentait à l’étage comme au rez-de-chaussée une enfilade de pièces à la décoration désuète et aux meubles vieillots.
Mais ce qui intéressait davantage Andréa Cicoli c’était le jardin demi sauvage qui s’était organisé autour de l’étang ; Epicentre de ce jaillissement végétal.
Cela se révèlait comme une grande surface sombre sans autres remous que les délicieux anneaux verdâtres des poissons embrassant la surface. Les rebords étaient abrupts et glissants masqués par les plantes aquatiques qui en ourlaient toute la berge. Curieusement en marchant sur le bord nul batracien ne se jetait à l’eau pour s’y dissimuler. Des saules centenaires sertissaient l’ensemble de leur frondaisons plongeantes.
Andrea Cicoli aimait cet endroit. Il finit par s’y établir. Les premiers temps il se consacrait pour l’essentiel à gérer les artisans. Il se flattait d’accueillir ses visiteurs pour leur montrer l’évolution de la rénovation. Mais ce qu’il appréciait le plus était ce moment précieux où après le déjeuner il emmenait tout le monde digérer en faisant le tour de l’étang. Un jour Vitorio Léoni, son vieil ami de Bracciano, lui fit le plaisir de séjourner à Castiglione. Un soir ils devisaient sagement sur un banc près de l’eau. Le ballet des poissons repris au crépuscule se disputant avec les chauves-souris les insectes imprudents.
Andréa c’est quoi tes poissons ?
Je pensais à des carpes chinoises au début. Mais le fils de Roselina m’a dit que c’étaient des sortes de scalaires. En fait ils sont assez difficiles à voir. Il faudrait que l’eau soit moins trouble.
En tout cas j’aime bien leurs reflets argentés. Un peu comme les rotengles.
Pas bon à manger le gardon. Trop d’arrêtes. Et puis pour avoir du bon poisson je passe par Angelo. Il va nous en apporter pour demain. Des farios je crois. On les dégustera juste grillées à l’huile d’olive.
Puis ils parlèrent de leur jeunesse et des maigres projets que leur âge avancé leur permettait d’envisager.
Quelques jours étaient passés et Andréa Cicoli savourait cette première quinzaine de villégiature. Il avait pris ses habitudes. Un matin après que la cafetière eut cesser sa respiration asthmatique il pris sa tasse à la main pour aller la siroter dans le jardin.
Son attention fut happée par des bruits de feuillages du coté de l’étang. Il s’approcha avec une discrétion guidée par la frousse autant que la curiosité. Un sanglier énorme venait de sortir des fourrés. Il progressait massivement à découvert quand, se penchant pour boire, il glissa dans la vase de l’eau peu profonde à cet endroit-là. Sa masse était telle que plus il bougeait pour se dégager plus il s’enfonçait. Andréa ne pouvait rester sans rien faire. Il courut chercher une aide auprès d’Angelo qui s’affairait dans une remise. Quand ils revinrent chargés de cordes la bête n’était plus là.
Il a dû se désembourber tout seul. Dit le régisseur.
C’est vrai que c’est puissant
Pardi, un mâle comme ça !
D’autres événements curieux allaient se produire par la suite.
Ce fût d’abord Maïtika la belle labrador de maître Cicoli qui disparut. Des braconniers nombreux aux alentours de ce havre cynégétique avaient du se faire surprendre par la chienne aux aguets. Peu de sentiments dans la course à la survie. Andréa avait bien entendu les aboiements vers l’étang mais il savait que depuis qu’elle n’était plus en ville, elle gueulait dès qu’un oiseau se posait. C’en était devenu infernal.
Deux jours après c’est Roselina qui frappa un soir à la porte toute essoufflée.
Je cherche mon chat depuis deux heures. Ce n’est pas son habitude.
Mais Cicoli ne l’avait pas aperçue de la journée et la voisine était repartie en appelant son matou désespéré.
Vous pouvez chercher dans la propriété mais ce n’est pas éclairé. Faites attention près du plan d’eau. Lui lança-t-il en la perdant de vue.
Le notaire se coucha juste couvert d’un drap qui, tel un linceul poreux laissait la froideur de la fenêtre ouverte venir l’enlacer. Il commençait à songer lorsqu’il fut réveillé par des coups incongrus à la porte.
Il descendit sans trop analyser ; le drap en toge pour ne pas apparaitre nu.
Nino que fais-tu ici à cette heure-là ?
Je cherche ma mère. Elle n’est pas rentrée depuis la soirée â courir après le chat. Elle a dû venir ici ?
Oui je l’ai vue. Mais il y a un bon moment déjà. Va voir vers les saules. C’est par là qu’elle est allée le chercher. Ça m’étonnerait qu’elle y soit encore mais on ne sait jamais.
Nino partit en courant ; criant le nom de sa mère
Je te rejoins.
Alors que le maître enfile à la hâte une tenue dépareillée, un cri larde de son effroi la nuit étoilée. Andréa se rue dans le jardin très vite rejoint d’Angelo qui accoure une fourche à la main. Silence. Puis de nouveaux cris déchirants.
Par là. Dit d’instinct Angelo.
Je vous suis.
Restez quand même bien derrière moi. On ne sait jamais.
Il ne leur faut pas beaucoup de temps pour arriver à l’étang. Le silence à nouveau. Pesant. Trop pesant. Les deux hommes se séparent en deux directions pour faire le tour du plan d’eau.
Maître Cicoli ! Maître Cicoli, venez vite ! Puis se penchant et écartant les herbes de sa fourche: Regardez. Là. Ce n’est pas sa casquette ?
C’était bien elle, avec sa réclame CAMPARI délavée.
Nino. Nino. Personne ne répond. Seul un clapotis enivré fait écho à l’appel. Angelo se courbe un peu plus pour récupérer le couvre-chef, mais entre nuit et fatigue dérape et se retrouve à son tour les pieds dans la vase. Il reste un instant planté là, ahuri et à demi amusé par le grotesque de la situation. Mais bientôt le voilà qui se met à crier.
On m’a mordu ! On m’a mordu !
Pris d’une panique soudaine, il hurle : Andréa, Andréa, tirez-moi de là putain !
Se débat. Arrive à ressortir un pied nu vaseux et ensanglanté, vacille déséquilibré par une force invisible qui le maintien dans l’eau comme une mâchoire. Il pleure en criant milles souffrances. Cicoli ne peut rester inerte. Il s’approche et arrive à récupérer le manche de la fourche qu’il tend à son vieux régisseur. L’autre s’en empare mais comprend vite qu’ils vont terminer tout deux à l’eau.
Ne faîtes pas ça. Lâchez…lâchez.
Mais bien vite l’étang n’est plus qu’un intense gargouillis qui éclate en remous furieux et voraces.
Quelques minutes plus tard, l’onde est de nouveau plane.
Dans la lueur de la lune, guidés par une brise légère, les saules viennent à nouveau caresser la surface de l’étang comme on apaise d’un baiser la mort sur sa joue glaciale.
piranha
nom masculin
(portugais piranha, du tupi)
Poisson (characidé) des eaux douces d’Amérique tropicale, réputé pour sa voracité.


La mort d’Eusebio SALVINI
La dernière question du grand philosophe, cachée dans un carnet, portait en elle un poids si dévastateur qu’elle ne pouvait voir la lumière du jour.

Le grand homme gisait, mort. La camériste avait découvert le philosophe, en tirant les rideaux, pour inonder la chambre de l’ardeur toscane. Dès lors, la nouvelle du décès d’Eusebio Salvini parcourut le pays, en moins d’une journée.
L’événement résonnait comme un drame national. Chacun avait partagé une intimité avec la pensée du grand homme. Sa disparition marquait la fin d’un monde ; lui qui les avait accompagnés, près d’un siècle.
La dépouille était exposée dans la cathédrale Santa Maria Fiores. L’encens et les chants sacrés composaient une atmosphère de recueillement. Les Florentins furent les premiers à venir l’honorer. Puis la foule convergea des quatre coins du pays pour le vénérer. Sa vie, autant que son œuvre, revenaient en mémoire.
L’entrevue papale marquait l’un de ses sommets de sa carrière. Ses propos sur la doxa cistercienne, face à la dimension hégélienne du marxisme latent de saint François d’Assise, avaient ému le monde occidental par leur actualité. Il y eut aussi plus tard, son allocution aux Nations Unies. En visioconférence, il avait eu le privilège de s’adresser aux dirigeants de la planète. Le message sur l’écologisme œdipien de l’espèce humaine, tenait du prémonitoire.
Pour beaucoup d’ouvriers, restait au fond du cœur, le jour où il intervint de son Piémont natal, en pleine crise gouvernementale. Ce jour-là, il apparut sur la RAI, pour fixer ce qui allait devenir l’objectif des syndicats pendant trois décennies. Amalia, petite main dans l’usine FULLONICA de Côme, en avait pleuré, en l’écoutant militer pour le sophisme hédoniste de Machiavel.
Pour les petites gens, il était la figure du père de la Nation. Pour les élites, c’était l’âme de l’Italie, et pour les intellectuels de tous bords, la référence absolue du sens donné au progrès de la société italienne. Au Kenya, comme pour la diaspora néocoloniale, il était le lien avec la mère patrie. Enfin, aux yeux de l’église, c’était un saint laïc. Même les mafias du sud le respectaient. Mort, il laissait dès lors, un héritage philosophique majeur.
Dans les jours qui suivirent, alors que des funérailles nationales se préparaient, son œuvre littéraire fit littéralement l’objet de pillage, dans les librairies du pays. Chacun était prêt à tout, pour témoigner de son attachement au grand homme. Même les traductions étrangères s’arrachèrent. Un marché parallèle s’organisa. Sur le web, certains ouvrages plus rares, atteignaient des sommes délirantes. Un exemplaire du fameux fascicule de 1955, intitulé Tratatto de pratica qu’antisida di epicureismo, se négocia 4 596 euros. Une version dédicacée s’envola, pour un ancien Premier ministre, à un prix indécent.
Alors que des projets de monuments fleurissaient dans toutes les communes, et que les hommages internationaux se multipliaient, les éditeurs de Salvini se sentaient investis d’une mission quasi-divine. Silvio Raspini, patron des Edizioni filosofiche della Toscana, éditeur historique et ami intime du maître penseur, savait que le philosophe s’était engagé dans une œuvre ultime.
- Allo. Bonjour Alda. C’est Silvio. La famille est venue dans la maison ?
- Oui, M. Raspini. Ils sont repartis depuis deux jours. Je suis si triste si vous saviez. Monsieur était tout pour moi.
- Je suis très peiné aussi, Alda. Mais il n’aurait pas aimé qu’on le pleure ainsi. Dites-moi. Est-ce qu’ils ont emporté des affaires ?
La femme ressentit tout de suite un parfum de cupidité. Elle répondit avec prudence, et sous couvert de confidentialité.
- Ils doivent revenir demain soir. Pour le moment, ils n’ont emporté que les bijoux de sa pauvre femme. Paix à son âme.
- Et dans le bureau. Oui, dans le bureau, ils ont pris quelque chose ?
- Non. Je ne crois pas. Tout est à sa place.
- Dieu merci Alda ! Dieu merci !
- Il y a juste…
- Juste quoi ? La coupa-t-il, avec inquiétude.
- Les montres de Monsieur.
- Ah. Très bien. Et rien d’autre ?
- Non. Rien d’autre apparemment.
- Ecoutez Alda. Ne touchez à rien. Je vais passer ce soir. Rien de grave. Je vous expliquerais. Il raccrocha.
Alda Forcone travaillait au service de Monsieur, depuis que la femme du philosophe était morte. Elle en était devenue la servante, tout autant que la confidente. Elle faisait office de secrétaire particulière, et régissait la maison comme le domaine. Ce statut lui avait attiré l’animosité des cousins de Rome, seul vestige familial du penseur.
Au quotidien, elle assurait toutes les demandes de son patron. Il se sentait ainsi libre de parler avec elle, comme s’il se parlait à lui-même. Il construisait ainsi sa pensée, échafaudait le lien entre son immense savoir et les derniers courants intellectuels. En fait, il parlait peu. Partageait son temps entre les rituels du quotidien, de grands moments de réflexions muettes, la lecture et ses sacro-saintes séquences d’écriture, le matin tôt et en fin d’après-midi. La confidente ne le quittait presque jamais, formant ainsi un couple d’ombre et de lumière.
L’appel de Raspini attisa sa curiosité. Elle comprit bien vite les intentions de l’éditeur et entreprit de le précéder. Connaissant les lieux à la perfection, elle alla directement vers le bureau de merisier. Ouvrit le tiroir central, et prit le carnet dans lequel le maître rédigeait ses ouvrages. Celui-ci était presque neuf. Eusebio travaillait sur un nouveau projet. Il l’avait peu évoqué avec elle. Elle savait juste qu’il y avait posé les premiers mots.
Raspini venait d’arriver. Alda le fit entrer, et le suivit alors qu’il se dirigeait à la hâte vers le bureau du maître. Il n’osa pas fouiller.
- Alda. Pouvez-vous me montrer les tiroirs ? Je cherche un petit carnet en cuir. Eusebio devait l’avoir à portée de main, car il avait recommencé à écrire. Vous savez bien.
- Oui. Mais là, je ne vois pas où il aurait pu le ranger. Je vous laisse regarder. Elle le laissa seul.
Un long moment après, il la rejoignit bredouille dans la véranda.
- Je n’ai rien trouvé. Il n’avait peut-être rien entrepris ? Ecoutez Alda, je dois repartir. Si vous tombez sur ce carnet, prévenez-moi aussitôt. Je ne serais pas ingrat. Dites-vous qu’en faisant paraître ses derniers écrits, nous donnons une chance extraordinaire au monde de bénéficier une ultime fois de la pensée de Salvini.
Elle mesurait bien la portée de la parole du philosophe. Et vu les circonstances, elle était bien consciente de l’impact de la dernière réflexion du penseur, quand tous manifestaient une si profonde attente. Les pistes étaient nombreuses. S’agissait-il d’une sentence sur l’écologie du désordre, d’une vision sur l’avenir de la démocratie néo-fasciste, d’une parabole sur le devenir annoté de l’espèce humaine, d’une prophétie sur le final bang ?… Tout était bon à prendre, pour nourrir les esprits et les débats des générations futures.
Et le carnet existait bel et bien. Il se trouvait dans l’armoire de la chambre d’Alda, dans une pile de draps. Elle ne l’avait pas encore ouvert, et attendit la fin de soirée, pour prendre connaissance des derniers mots de Salvini. Lorsqu’elle l’ouvrit, elle le referma aussitôt. Le maître n’y formulait qu’une question insensée, comme si ces années de recherches et de sagesse l’avaient mené à une sorte de minimalisme de l’essentiel. Elle mit un temps à se remettre de sa lecture, et reprenant ses esprits, n’eut plus qu’une idée en tête : cacher ce document aux yeux de l’humanité, tant les répercussions s’avéreraient incontrôlables.
Le flot médiatique diminua. Salvini avait été érigé en icône, et dans les années qui suivirent, chaque anniversaire de sa mort faisait réémerger le souvenir du grand homme. Faire référence à ses écrits ou à ses paroles, était devenu encore plus courant qu’avant sa disparition. Le terme de salvinisme remplaça au quotidien celui de philosophie, tant la fusion dans les esprits était claire entre l’homme et son domaine.
De son côté, Alda avait continué à vivre non sans mal. Elle pensait au carnet quasiment tous les jours, anxieuse à l’idée qu’une autre personne puisse mettre la main dessus. Avec le pécule que lui avait légué Salvini, elle se maria avec un journaliste. La disparition accidentelle de leur unique enfant fit exploser leur couple en un divorce amer. A la fin de sa vie, démunie de tout, elle se retira dans le couvent Santa Maria de Monte Oliveto.
Durant des années, le carnet glissé dans son matelas, formait une bosse d’inconfort. La douleur lui rappelait chaque nuit sa présence, et l’embarquait dans un tourment perpétuel, qu’elle tentait d’apaiser pas ses prières de la journée.
Au soir de sa mort, elle s’isola dans sa cellule en silence. Elle s’agenouilla avec douleur au pied de son lit, sur les tomettes froides, arriva à extirper le carnet de cuir. Avant de partir, elle devait le détruire. Elle attrapa la bougie de son chevet, et soumit le papier à la flamme vacillante. Le souffle de la combustion fit tourner les pages enflammées. La première se détacha. Et la dévouée camériste, se laissant elle-même consumer par le frimas de la mort, put une ultime fois, lire avec désespoir, la dernière pensée du philosophe : « Comment ai-je pu écrire tant de conneries ?»


Un Italien à Paris
À Pigalle, entre lumières rouges, parfums mêlés et silhouettes qui dansent dans l’obscurité, un voyageur découvre un Paris vibrant, insaisissable et terriblement vivant.

J’aime bien Paris. J’aime bien Paris, finalement. Les quartiers se suivent sans se ressembler. Question naseaux, c’est flagrant. Je retiens de la rue Cardinet l’odeur de béton d’un immeuble en réfection, et son mélange subtil avec les effluves de rôtisserie d’un resto chinois. Improbable mais marquant. Rien à voir avec les relents de pisse de la rue Lafayette. Enfin bon, me voilà à l’hôtel Fromentin. Désuet à souhait, mais depuis la chambre 62, la vue sur le Sacré-Cœur semble irréelle, pour qui débarque de la plaine de Pontedera.
J’ai faim. Je sors.
Je ne vais pas tenter un resto italien ici. J’ai trouvé. Dîner façon « cuisine maison » face au Moulin Rouge. Les spots d’un rouge insolent donnent une teinte de pute au carrefour. La serveuse de dos ressemble à un Lautrec, avec ses épaules nues marquées d’un tatouage et son chignon brun qui libère la souplesse de sa nuque de danseuse. Dans la rue, des étrangers piétinent l’asphalte pluvieux. Il n’y a que les étrangers qui rigolent en regardant les vitrines pornos du boulevard. Les autres passent sans moufter, soit parce qu’ils passent là tous les soirs, soit parce que cet air dégagé dissimule un client qui va vendre sa perversité en cachette. Je me dis qu’étant à Pigalle, il y a peut-être un souteneur dans ce resto bruyant. Je dévisage. Peut-être ce grand métis costaud en costard soyeux qui vient de se lever pour les chiottes. Ou celui-là, le quinqua en polo baskets qui n’a l’air de rien et qui, justement, a l’air de tout.
Le patron est tonique. Il dégaine aussi vite une petite blague au client que son terminal de paiement.
Des femmes mûres rient goulûment. C’est normal, près du cabaret mythique.
Quelques jeunes viennent se perdre ici, mais la carte est un peu chère. Une bière au bar, et les tourtereaux vont s’isoler en terrasse sous le store détrempé qui retient quand même la pluie de la nuit.
Une harde délicieuse de femmes girafes vient d’entrer, et rejoint une quatrième, qui les attend au zinc. Elles sont grandes et belles, et le savent. Des danseuses du Lido. La serveuse, si mignonne, semble un peu boudinée maintenant. Ce n’est pas juste, et je me dis qu’il y a une densité hors norme de belles femmes dans ce resto. Pigalle est bien le biotope de la femme omniprésente, dans ce quartier voué aux plaisirs et au labeur de la nuit.
Je repartirais demain vers Pontedera. Et plus tard, laissant les jours passer, assis au bord de l’Era, je relierais ces notes, pour me fredonner Paris Pigalle en silence rouge et mouillé.


Amour de vieillesse
Une rencontre sous l’orage, une nuit de passion, et au matin, le mystère d’un amour fugace.

Je passais toujours par Mulattiera, quand je devais descendre à Campio.
Mon Piagio, même chargé à ras bord de mes cagettes, pouvait se faufiler sans encombre sur ce quasi-chemin de rocaille, que les locaux dénommaient avec orgueil, la route de la vallée.
Cet itinéraire périlleux économisait une bonne heure de plein cagnard, ce qui, ici, n’avait pas de prix.
Après 3 kilomètres tournicotants en descente, se signalait le hameau de Mulattiera. Des murets vieillis balisaient soudainement la voie, protégeant de l’abîme. Ils formaient un entonnoir de pierre, guidant vers la rue centrale du village déserté.
La commune connut jadis son heure de gloire. La tuilerie avait produit de quoi recouvrir toutes les toitures de la vallée. Aujourd’hui, plus personne ne vit ici. Le tremblement de terre décima la population et chassa les sinistrés. Personne, depuis, ne souhaitait plus vivre dans le péril permanent des effondrements de murs éventrés, ou la menace de nouvelles secousses.
Une grange marquait le dernier virage en sortie du bourg. C’est là, qu’invariablement, je croisais la silhouette de cette femme, assise sur le rebord d’un ancien portail. Les premières fois, concentré sur ma conduite délicate, je n’avais pas prêté plus d’attention à elle. Cette attitude était fréquente ici. Bon nombre de vieux s’immobilisaient ainsi, des après-midis entières, guettant dans la torpeur de l’été, la moindre manifestation de vie.
C’était une petite vieille enfouie dans son fichu de deuil. Une masse sombre et immobile sur le clair du calcaire. Une vie recroquevillée sur un passé tragique. Je demanderais un jour au bar ce qu’elle peut bien faire là, dans ce village en ruine. Comment elle subsiste, seule, dans ce dénuement manifeste. Et puis je l’aborderai la prochaine fois que je la verrais, pour lui offrir mes légumes.
Arrivé à Campio, je retrouvais mes rituels. D’abord le café d’Andréa, pour prendre un verre de vin frais en guise de réconfort, et donner des nouvelles de là-haut. Puis c’est via Spini que je déchargeais ma cargaison de fèves et de raisin ; à la coopérative, où Maria me payait sur-le- champ. Grossiste, elle en tirait un meilleur rapport encore en fournissant les restaurants des lacs.
Puis j’achetais mon tabac, faisais le plein, et prenais l’ascension du retour.
J’avais choisi cette vie-là, depuis 5 ans déjà. Marre du business, saturé de rapports hypocrites, aliéné par l’urbain et surtout seul depuis qu’elle était partie.
Ce jour-là, un orage de montagne vint chambouler la routine de mon petit trafic. Tout le monde le sait ici. Quand le ciel se déchaîne en octobre, il vaut mieux attendre. Nous ne sommes rien, quand s’affrontent nuées survoltées et forces telluriques. Les éclairs titanesques rebondissent sur les pans entiers de montagne. Leur écho seul, peut décrocher des pentes de prairies. Dans un grondement souterrain, elles roulent alors, en torrents de boue, arrachant toute nature, et charriant ce qui reste de vie. L’homme n’a pas sa place dans cette apocalypse. Il reste terré dans sa maison de pierre, priant les saints chrétiens, ou invoquant ses déesses païennes. La première fois, je m’étais hasardé à contempler le spectacle. Les risées de pluie me tailladaient le visage d’une violence insupportable. Les lueurs de la foudre m’aveuglaient, comme s’il eut été sacrilège d’assister à la furie des divinités. J’étais tellement trempé, qu’il me fallut deux jours pour retrouver le calme olympien. Depuis, je faisais comme tout le monde. J’attendais dans l’obscurité et le tumulte qui ensevelissaient ma ferme à Vérachio.
C’est ainsi, que je décidais de remettre au lendemain ma virée marchande à Campio. Cela changeait tout. Le jeudi, Andréa est à la grande ville pour négocier ses achats. Le café n’ouvre que la matinée. Et puis, à la coopérative, Maria, n’a pas beaucoup de temps, car les marchés se tiennent le lendemain. Privé de ces rapports humains qui font le charme de mon activité agricole, je ne m’attardais pas. Après avoir fait mes affaires, je grimpais dans mon engin et repartis aussitôt dans le crachotement poussif du petit moteur fatigué.
Comme d’ordinaire, le clocher effondré de Mulattiera m’indiquait que j’étais à mi-chemin. Avec le ciel qui s’alourdissait en gros nuages, les ombres des bâtisses éventrées prenaient un air lugubre, que le soleil efface en temps normal. La pluie tant attendue, n’allait pas tarder à rincer ce village de ses fantômes. Au sortir du bourg, une silhouette se dessina. Sur la pierre d’angle où j’avais coutume d’apercevoir la vieille impassible, une jeune femme était assise. A mon approche, elle se leva, et m’interpella de la main. Arrivé à son niveau, je stoppais en laissant le moteur tourner, pour qu’il ne calle pas en pleine montée.
- Bonjour, lui dis-je.
- Bonjour, répondit-elle avec un beau et franc sourire.
- Je peux vous aider ?
- Oh, c’est gentil. Je vais à Merone.
- Vous êtes à pied ?
- Oui.
- Vous n’êtes pas rendue. Que pouvait-elle bien faire ici sans voiture ? L’audace de la jeunesse me surprend toujours. J’enchaînais : aller ; montez. Elle n’avait pas de bagage. Rien que ses bagues et son bracelet en perles de pierres bleues.
Quand elle contourna le mini-truck, j’en profitais, d’un élan macho, pour regarder rapidement dans le rétroviseur, ce à quoi je ressemblais. J’avais vécu, c’est sûr, mais je restais bel homme. Je le voyais dans les yeux de Maria, et la délicatesse qu’elle prenait à converser avec moi, en tout bien tout honneur. Je rajustais ma casquette, et le nœud de mon foulard de soie. Rien de précieux ici. Le travail de la soie est une vieille tradition en Lombardie. On en produit encore pour quelques designers de Milan. J’avais trouvé indispensable de me mettre couleur locale, en arrivant. Ce foulard orangé, ne m’avait pas trop coûté pour cette anecdotique assimilation.
Je dégageai rapidement le siège où s’était accumulé, au fil du temps, un invraisemblable amoncellement de choses inutiles. Sitôt qu’elle fut assise, j’embrayais. Les gouttes commencèrent à s’écraser sur le pare-brise poussiéreux, qui put à nouveau livrer sa transparence.
Arrivé à Verachio, le temps virait de nouveau à l’orage. Avec la nuit tombante, nous n’avions pas d’autre alternative que de faire escale. Elle le savait. Je l’espérais.
Bien vite, nous partageâmes la juste répartition des choses. Nous étions partis pour passer le soir à l’abri. Rien de plus. Il était prématuré d’aborder le coucher. Une forme de décence licencieuse nous interdisait d’évoquer autre chose, qu’un repas chaud et réparateur. Le reste appartenait à demain. Le futur au lendemain.
Dans la soirée, les vents fracassent de nouveaux les nuages les uns contre les autres. Ils se cabrent, gémissent puis craquent, noircis, en de sombres détonations.
L’obscurité rejoint la nuit. La lumière s’est enfuie sous l’averse. Assis côte à côte, nous n’osons pas bouger, attendant l’éclat réanimé de l’ampoule.
Je sens soudain sa main tiède et volontaire prendre la mienne. Dans la pénombre, je perçois ses mouvements feutrés. Un froissement de tissu léger sur le banc, sa chaleur soudaine, et le souffle de sa bouche qui me cherche. Nous échangeons nos respirations. Ce baiser est une invitation muette. Elle se redresse. Je la suis. D’instinct, nous gagnons la chambre. Quelques éclairs providentiels nous ouvrent la voie. Le chemin sera celui de l’extase. Des fragments de temps insensés, où la chorégraphie de nos corps et de nos âmes, est vouée au seul plaisir. Exister par l’autre, dans l’autre, avec l’autre. Une communion physique qui guide nos mains, nos langues et nos sexes, vers les mondes secrets de l’adversaire partenaire. Une savante tauromachie des âmes, où le bestial et l’obscène se subliment, pour créer un pont avec la mort. Je m’abandonne à son propre lâcher-prise. Les lueurs de l’orage, qui détruit tout autour de nous, appartiennent à un autre monde. Le cosmos s’est resserré comme nos membres en sueur. Un flash puissant, et, dans la fugacité d’une seconde, elle m’apparaît dans le tourment de sa perdition. J’ai perdu tout contrôle.
Nous enlacerons nos lassitudes, confiant à cette dernière étreinte, le sensuel accompagnement vers un sommeil éternel.
Au matin, les tempêtes ne résonnent plus que dans nos esprits. L’orage a laissé le soleil reprendre ses droits, et notre tumulte apaisé, réveille sa part de sérénité. Je ne veux pas ouvrir les yeux.
Mille pensées suaves restent prisonnières de mes paupières closes. Mes sens se sont égarés dans une nuit de délices. Je dois les reconquérir un à un, comme pour reprendre mes esprits ; mon esprit. Ma main se hasarde sur le flanc. La place qu’elle a laissée est encore tiède. Tout n’est que moelleux, et me protège de la réalité de cette nouvelle journée, que je ne veux aborder. Rester bloqué dans notre hier. Retenir le temps. De la salle émergent des cliquetis de vaisselle. Dans un instant, sûrement, les arômes de l’expresso viendront me sommer de la rejoindre, pour petit-déjeuner. Pour l’heure, je flemmarde à dessein. Les yeux fermés, je perçois les odeurs de dehors, qui viennent, comme par effraction, pénétrer le temple de nos ébats. L’humidité révèle les parfums de montagne. Les senteurs des herbes exhalent sous les premières ardeurs du soleil. Je me sens bien. En communion avec tout ce qui existe sur terre. Est-ce cela l’amour ? Je l’ai vécu, il y a trop longtemps. La mémoire agit comme les alluvions au creux d’une rivière. Les souvenirs s’y déposent en couches successives, et sont voués à l’oubli.
Jamais je n’oublierais ma rencontre. Je serais le géologue qui creuse sans relâche, pour maintenir en surface les lattes les plus profondes de ma mémoire.
Soudain, je réalise que toutes ces pensées m’ont délibérément éloigné de l’instant présent ; éloigné d’elle. Je me lève et me rhabille à la hâte. Des vêtements gisent dans les quatre coins de la pièce. Le silence de la maison, m’alerte. Où est-elle ? Une tasse fume sur la table aux côtés d’un pain rassis.
Je veux l’appeler, en tournant affolé dans la maison, mais ne connais pas son prénom. J’improvise d’un élan spontané.
- Amore ! Amore !
Je sors avec le goût de l’inquiétude.
- Amore ! Amore ! Où es-tu ?
Après avoir fait tout le tour de la propriété, l’angoisse s’installe… Et la culpabilité avec elle. Ce sont deux comparses qui savent vous faire mal. Mon âme pleure et mon ego gémit.
Je prends le volant du Piagio, et décide d’explorer les environs. Est-elle parti sur sa route ? Pourquoi n’a-t-elle rien dit ? Lui ai-je fait quelque chose ? Déplu ? Ma tête explose de questions qui éclatent, comme des pop-corns incendiaires.
Force est de constater, qu’en fin de matinée, mes recherches furent vaines. Parler d’anéantissement serait un euphémisme. Je n’étais plus rien ; moi qui étais tout, hier.
Le désespoir et son cortège de chagrin m’ont déjà escorté sur ma longue route. J’avais déjà vécu une séparation, et en étais à peine ressorti vivant. Je ne pourrais pas survivre à cet abandon.
Je décidais de descendre à Campio, et d’expliquer mon aventure. Mon souhait était de recruter quelques âmes charitables pour organiser une battue. Peut-être lui était-il arrivé quelque chose ? Il y a des loups et des ours là-haut.
Jamais le triporteur n’avait vrombi avec autant d’ardeur. Il était à l’image de mon cœur vieilli qui pulsait sa vigueur, comme lorsque j’étais adolescent.
Tout ce qui restait encore dans la benne virevoltait sous les chaos de la route. Les pneus s’écrasaient sur les cailloux des bermes, mais résistaient quand même. Mon allure était périlleuse. Je n’en avais que faire.
Je n’ai jamais fait le trajet aussi rapidement. D’habitude, je lambine en humant l’air du temps ; le parfum de ma nouvelle vie d’ascète. Mais l’urgence était là. Je devais la retrouver. Lui dire tout ce que nous n’avions pas prononcé. Lui crier mon amour. Peu importe ce qu’elle en ferait. C’était vital.
En moins d’un quart d’heure, je parvins à Mulattiera. La ruine de la ville faisait écho à mon délabrement intérieur. Dans le dernier virage, avant la grande descente goudronnée, je stoppais net. Le crissement du freinage fit déguerpir tous les chats redevenus sauvages dans les décombres. Un vent léger soufflait la poussière. Et quand elle se dissipa, je vis une ombre se faufiler entre les restes d’habitations. La silhouette sombre que j’avais aperçu en roulant, ne pouvait être celle de cette jeune femme alerte que je cherchais désespérément. Je l’espérais pourtant au fond de moi.
J’appelais de toutes mes forces.
- Et, vous. Montrez-vous. Et après un silence : n’ayez pas peur ? Sortez, je vous en prie !
Personne ne bougea. Peut-être avais-je rêvé dans mon délire ? Trop pressé et rongé par le doute, je redémarrais. Pas le temps de comprendre. Je dois la retrouver, et gagner Campio au plus vite. Au diable les fantômes de ce hameau maudit.
Je passais à vive allure le virage, un peu déporté par la vitesse. C’est à ce moment précis, alors que je regardais si ma roue avant touchait encore le sol, que j’aperçus la vieille sur sa pierre.
Elle me sourit. Puis, de sa main osseuse, entichée de pierres bleues, elle rabattit son fichu noir, sur un cou noué d’un foulard de soie orangée.

